Lors de son séminaire du 16 mars 2011, Alain Badiou a brièvement commenté l’ouvrage de Domenico Losurdo sur Staline :

" (...) Staline c’est le nom d’une question cruciale de notre histoire politique, et elle est considérée en général comme une question réglée, à savoir : Staline était un tyran totalitaire et un grand criminel. Mais quand on a dit que l’État stalinien a été un État de terreur – ce qui est indubitable – vous voyez qu’on n’a pas véritablement constitué la question du rapport entre Staline et l’histoire des problèmes politiques. C’est pour cette raison qu’à mon sens Staline ne peut pas être considéré comme le nom d’une question réglée.

Dans les périodes de succès de la contre-révolution, un opérateur fondamental ne consiste pas seulement à décrier la période révolutionnaire antérieure (ce qui est normal), mais en plus, ce qui est encore plus néfaste, à la rendre inintelligible. Cela a été en particulier le cas de la Révolution française; il ne faut pas oublier que pendant un siècle, jusqu’à l’apparition au 20ème siècle de l’école historique de Mathiez et de ses successeurs, Robespierre a été considéré comme l’est aujourd’hui Staline. Dans les deux cas, nous avons des opérateurs subjectifs de la révolution rendus inintelligibles sous la forme d’une pathologie de l’Histoire, qui les décolle complètement de toute figure de la rationalité politique.

On peut dire que l’ensemble du processus appelé en Chine “Révolution culturelle”, mais aussi mai 68, sont aujourd’hui, dans la propagande dominante, l’objet d’opérations d’incompréhensibilité historique du même type ; j’ai proposé de les qualifier comme opérations thermidoriennes, car cela a commencé avec la chute de Robespierre en Thermidor. Quant à Staline, il doit donc être éclairé à la lumière de la question, bien réelle, de la place de la terreur dans la politique révolutionnaire en général, à partir aussi de la singularité de la terreur bolchévique dans le cadre des problèmes immanents internes à la révolution russe et enfin de la traversée des épisodes historiques considérables qui se sont produits pendant les quarante années qui ont suivi la 1ère Guerre Mondiale. On ne va pas du tout en conclure qu’il a été un type formidable etc. Cette question est indépendante, j’y insiste, de la question du jugement final à porter, mais encore faut-il que le dossier soit constitué, i.e. que l’intelligibilité minimale de la chose existe. (...)"