On dit beaucoup de sottises quand on parle du pouvoir "infini" que l'homme acquiert par le machinisme sur le monde matériel. La possibilité des inventions est indéfinie, oui ; mais le pouvoir de l'industrie humaine, non seulement demeurera très petit par rapport aux puissances de la nature, et sans aucune force devant les grands fléaux élémentaires; non seulement on utilise les forces éternelles de l'univers qu'à condition de se soumettre à elles; mais encore, et surtout, il ne consiste qu'à échanger une servitude contre une autre servitude, et tout en rendant plus commode et moins dure la dépendance où l'homme se trouve vis-à-vis du monde matériel, il rend en même temps cette dépendance beaucoup plus étroite et rigoureuse: c'est ainsi que plus les transports seront rapides et les mécanismes précis, plus les accidents seront nombreux et inévitables; plus les moyens d'information seront centralisés, plus leur interruption, quand elle aura lieu, sera irrémédiable et causera de ruines; plus une cité aura organisé artificiellement ses ressources (éclairage, force motrice, approvisionnement, etc.), plus aisément elle pourra être bouleversée par un désordre quelconque; et ainsi, plus la civilisation industrielle se perfectionne, plus un accident naturel est redoutable pour elle; de sorte que ce qu'il faut dire, ce n'est pas que la science (la science toute seule) fait l'homme plus libre mais c'est qu'elle le fait plus esclave et fait son esclavage plus commode. Et je ne dis pas plus heureux! Car il est absurde de calculer seulement l'augmentation des ressources de l'homme, il faut calculer l'augmentation des ressources par rapport aux besoins; or par une loi inévitable, la capacité de besoin, de souffrance, de maladie se déforme et s'accroît chez l'homme exactement selon la quantité de ressources matérielles, d'améliorations matérielles, de remèdes matériels qui lui sont fournis; les deux quantités vont ensemble, et leur rapport demeure le même. L'accroissement pur et simple des ressources matérielles ne fera donc jamais le bonheur!

Jacques Maritain, Lettre à Élie Roubanovitch, 4 décembre 1907.