Nous sommes conditionnés à ne plus rien croire de l'ordre personnel ou impersonnel, à ne plus espérer, à ne plus aimer. A ne nous arrêter à personne : à n'entrer nulle part, fût-ce en nous. Ce qui donnait à l'union des cœurs, à nos solidarités temporelles, à nos communautés historiques, à notre humanisme, ou à notre vision religieuse un caractère sacré dont nous participions par le meilleur et le plus attentif, ces églises, ces formes d'amour qui nous pénétraient et nous intégraient, nous les trouvons désaffectées, parce que les premiers nous les sommes. Nous n'avons plus de vie intérieure : laquelle n'est pas, comme on feint souvent de le croire, une sorte de cabinet secret où se retirer en tête-à tête avec soi seul ; mais au contraire une façon de vivre toute chose de l'intérieur, d'être au monde comme en nous mêmes, ouverts à cet autre tout intime, l'esprit, dont la semence ne germe en chacun de nous qu'en donnant conscience à notre faim. La vie intérieure n'est peut-être que cette faim devenue consciente et qui transforme le monde, tant pour s'en nourrir que pour le creuser.

Pierre Emmanuel, Au nom de quoi ?, Esprit, février 1964.