Par Arthur Lamaze

Peut-on être à la fois anarchiste et chrétien ? Si l’idée semble a priori farfelue, force est de constater que certaines personnalités ont réuni en eux les deux qualités. Il y a quelques semaines se tenait à Paris la 6e édition du Salon du Livre libertaire. Parmi les quelque 90 exposants, on trouvait encore des spécialistes vieillissants de la lutte anticléricale et antithéiste qui présentaient leurs brochures à des chalands plutôt jeunes et visiblement passionnés par d’autres sujets.

De toute évidence, l’athéisme militant attire moins qu’à la grande épo­que. On aime en­core entonner à l’occasion quelque re­frain viril où l’on annonce vouloir « couper les curés en deux », « foutre les églises par terre » et même « le Bon Dieu dans la m… ». Mais le cœur n’y est plus vraiment. L’Église triomphante a passé, la Grande Machine libérale a changé la donne.

L’énor­me succès du Traité d’athéo­logie de Michel On­fray (2006), qui aime à se présenter comme « libertaire », ne doit pas non plus faire illusion. Dieu ne passionne plus les anars. Enfants de leur siècle au moins sur ce point, ils s’en foutent.

JÉSUS ANARCHISTE

Or, au moment où se tenait ce Salon littéraire et militant, paraissait aux éditions de l’Œu­vre un livre au titre pour le moins intriguant : L’Anarchisme chrétien, par Jacques de Guillebon (1) et Falk van Gaver. « Anarchisme chrétien » ? Le slogan identitaire de l’anarchie, « ni Dieu ni maître », ne semble pourtant laisser aucune place à l’ambiguïté.

Relevons toutefois que le premier qui a utilisé cette dernière formule (pour en faire le titre d’un journal), fut vraisemblablement le révolutionnaire Auguste Blanqui (1805-1881), qui tout insurgé permanent qu’il fût, n’a jamais vraiment été compté au nombre des anarchistes, sauf peut-être dans les fichiers traditionnellement baroques de la police.

Les anarchistes, eux, savent tous qu’il y a eu – et qu’il y a encore… – quelques originaux parmi eux qui se réclament de Jésus Christ. On les regarde avec curiosité, on se moque d’eux plus ou moins gentiment, mais surtout on fait semblant de ne pas les voir… Et pourtant, ils existent : tolstoïens non-violents, Jesus Freaks altermondialistes, Catholic Workers anti-guerre, dé­crois­sants méditatifs…

Lorsque les historiens cherchent à étudier les racines intellectuelles de l’anarchisme, ils ne peuvent faire moins que de remonter à la figure du Christ, qui renvoya les autorités terrestres à leurs petites affaires pour offrir l’une des définitions de la liberté les plus subversives qui soient, « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu ».

Si certains se sont autorisés de cette parole pour fort laïquement encourager la soumission à l’ordre établi, les autorités de l’époque de Jésus, elles, ne s’y sont pas trompées… Au début de son livre Anarchie et Christianisme (1988), le protestant Jacques Ellul notait : « Plus j’étudiais, plus je comprenais sérieusement le message bi­bli­que (et bi­blique entièrement, pas seulement le « doux évan­gile » de Jé­sus !), plus je rencontrais l’impossibilité d’une obéissance serve à l’État, et plus j’aper­cevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme. » (2)

SAINTS LIBERTAIRES

On trou­ve de la grai­ne de libertaire chez quel­ques hérétiques : Vau­dois, Frè­res du Libre-Esprit et autres anabaptistes. Mais aussi chez certains saints ayant passé tous les con­trôles tech­ni­ques, tels Fran­çois d’Assise ou Be­noît-Joseph La­bre. Plus prêts de nous, des figures com­me Dorothy Day, Ivan Illich ou Jacques Ellul ont laissé leur mar­que aussi bien chez les libertaires que chez les chrétiens.

Qui sait aussi, parmi les lecteurs chrétiens bouleversés de La Pesanteur et la Grâce, que la philosophe Simone Weil est aussi l’auteure d’une étonnante Note sur la suppression générale des partis politiques (3) que ne renierait pas le plus radical des anarchistes ? Aujourd’hui même, les théologiens anglo-saxons de la Radical Orthodoxy ont des accents libertaires et anti-étatistes qui doivent donner des suées aux analystes des think tanks républicains.

Bref, il suffit de se pencher un peu sur ces histoires singulières pour se con­vaincre qu’il devrait être possible d’en faire une histoire générale.

FAIBLESSE DES HOMMES

C’est dans cette entreprise que se sont lancés Jacques de Guillebon et Falk van Gaver. Leur livre n’a rien du pensum universitaire. Il s’en détache nettement par le ton — parfois lyrique –, le goût de la provocation et surtout l’engagement assumé. Un engagement original puisqu’explicitement catholique, et même parfaitement romain. Tout ouvrage traitant d’anarchisme se doit d’apporter à un moment ou un autre une ré­flexion sur la notion de liberté. L’Anarchisme chrétien n’y déroge pas.

Mais c’est le pape Léon XIII qui s’y colle, dès le premier chapitre ! Il fallait oser. Car enfin, il n’est pas sûr que l’on puisse réduire tous les paradoxes en les exacerbant. Si les anarchistes ont tant rejeté Dieu et les Églises, c’est bien aussi que ces dernières, — et la catholique la première — ont offert au monde un spectacle moyennement convain­cant sur le registre des libertés.

On aura beau jouer sur l’opposition entre la perfection des principes et la faiblesse des hommes qui doivent les incarner, on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a quelque coquetterie à proposer une encyclique comme base de réflexion sur l’anarchisme, fût-il chrétien. « L’ordre sans le pouvoir » : c’est la définition que donnait Proudhon de l’anarchisme.

Laisser penser que l’Église catholique se place tout naturellement dans cette perspective est, au minimum, un peu hardi. Plus largement, l’entreprise d’« annexion » revendiquée dès leur introduction par les auteurs, si elle permet quelques beaux portraits et des découvertes à foison pour le lecteur, donne parfois l’impression de noyer le poisson.

Suffit-il d’être catholique, grand styliste et anti-bourgeois, comme Barbey d’Aurevilly ou Chesterton, pour pouvoir être qualifié d’anarchiste chrétien ? Un dandy écrivain, même très original, est-il anarchiste s’il refuse de se lancer dans les luttes concrètes du quotidien ? Ce n’est peut-être pas ce que disent les auteurs. C’est pourtant bien ce que pourraient penser certains lecteurs.

RÉSISTANCE MORALE AUX SYSTÈMES

Reste que ce grand parcours historique et spirituel ouvre des perspectives stimulantes. L’attraction/répulsion entre anarchisme et christianisme trace en creux une histoire commune, celle d’une résistance morale aux systèmes qui « à droite et à gauche prétendent réguler à jamais la part obscure de l’humain par leur seul fonctionnement interne ».

Il n’est pas étonnant non plus qu’aujourd’hui on puisse observer, sur le terrain, des convergences, notamment dans certaines luttes écologistes. À l’heure où l’on voudrait nous faire communier sous l’autel des grandes idoles du Marché, du Progrès ou de la Croissance, chrétiens et anarchistes pourraient bien se retrouver… dans le même athéisme.

Le philosophe Justin, martyr chrétien du IIe siècle, Père de l’Église et peut-être bien proto-anarchiste, ne se disait-il pas lui-même « athée de tous les faux dieux » ?

SOURCE : Témoignage Chrétien 29 Mai 2012

(1) Jacques de Guillebon collabore à Témoignage chrétien avec une chronique bimensuelle appelée Rumor Mundi.

(2) Anarchisme et christianisme, Jacques Ellul, La Table ronde, 2004 (3) Note sur la suppression générale des partis politiques, Simone Weil, Climats, 2009

L'anarchisme chrétien, Jacques de Guillebon et Falk van Gaver, L’Oeuvre, 416 p., 29 €