Quand aurai-je le nom d’homme ?

My only sin is in my skin, chante Armstrong… et cela ne s’applique pas aux seuls Noirs. Le blues, cette création des Noirs d’Amérique, est l’expression la plus poignante et la plus spontanée d’un homme à qui l’on refuse le nom d’homme. « Lorsqu’un Noir chante le blues, écrit Hugues Panassié, ce n’est pas pour s’attendrir sur sa souffrance et ses malheurs, c’est pour s’en délivrer. La résonance avec la boutade d’Aubanel sur la poésie est frappante, « qui chante son mal, l’enchante ». Les thèmes les plus fréquents sont ceux des chants populaires de toutes les races, à toutes les époques : l’amour déçu, le labeur écrasant, la misère toujours présente ; mais aussi les allusions à l’actualité humaine — mobilisation, inflation — ou météorologique — tornade, inondations — sans omettre les protestations plus ou moins déguisées contre le préjugé de race et la ségrégation ». Le blues, peut-on dire en effet, est la manifestation de l’« inconscience créatrice » d’hommes qui n’ont connu que l’injustice mais qui refusent cependant la haine du Blanc. Cri de colère, de délivrance. et aussi d’espoir : — « Demain (chante Langston Hughes) je resterai à table. — Personne alors n’osera me dire : — Va manger à la cuisine. » C’est alors que l’Amérique aura enfin trouvé son âme et relégué dans les greniers de son histoire l’exaspérant et anachronique « problème Noir ». M. B.)

Depuis que je suis entré en ce monde

Voilà ce qui m’est arrivé :

Jamais on ne m’a donné le nom d’homme

Et je vais sur mes 53 ans.



(Refrain, répété après chaque couplet :)

Je me demande, je me demande,

Je me demande quand on me donnera le nom d’homme,

Faudra-t-il que j’attende d’avoir 93 ans ?

Quand l’oncle Sam m’a fait appeler,

J’ai bien cru que ce coup-ci ça y était,

Mais quand je suis arrivé à l’armée

Ils m’appelèrent « soldat Untel ».

Quand je suis revenu de la guerre,

Cette nuit-là on a bien rigolé.

Le lendemain j’ai rencontré mon ancien patron.

Mon ancien patron qui m’a dit :

« Négro va mettre ta salopette. »

Un Noir n’est qu’un négro pour le Blanc

Et ce qu’il sait faire, on s’en fout.

Ils disaient que je n’étais pas éduqué

Mes habits étaient sales et en loques

Maintenant, j’ai un peu d’instruction

Mais je serai un négro jusqu’au bout.

Big Bill Broonzy

Traduit de l’américain par Michel Boujut.

Témoins n°29, mars 1962.