C’est au pays de la réforme luthérienne, et dans les cœurs où elle a triomphé non seulement du catholicisme, mais de la réforme de Calvin, que la religion s’est retirée dans le secret de l’âme personnelle, en abandonnant au prince toute autorité sur les mœurs et sur la vie de la cité, et que l’esprit s’est ainsi retranché en lui-même pour y jouir de sa culture loin des tumultes de la civilisation. Alors paraissent, non point à la fois mais découlant de la même source, une religion coupée de l’ordre temporel sur lequel elle agissait jusqu’alors pour l’informer, une science indifférente à ce qui n’est point elle et irresponsable de ses applications, un art sans autre fin que soi-même et dont les œuvres toutes gratuites préfigurent celles d’une moralité sans obligation ni sanction. Le voilà bien ce royaume de l’esprit « indépendant et autonome » qui est celui de la « culture » ! Comme une âme déjà détachée de son corps, la culture pure plane au-dessus de la modeste civilisation qu’elle abandonne à son destin. Qu’une telle dissociation soit possible, l’Europe vient d’en avoir la preuve et l’on peut craindre que l’avenir ne lui en apporte de plus convaincantes. Car une fois l’âme séparée du corps, l’automate qu’elle a monté continue pendant quelque temps de marcher sans elle comme un aveugle qui broie tout sur son passage dans sa course à la perdition.

Etienne Gilson, "Culture et Civilisation", in Le Monde, 1946