Le pire châtiment de l'époque où nous sommes et sa condamnation sans doute la plus grave, c'est qu'elle ait pu, en quelque cent cinquante ans, nous rendre à peu prés inimaginable le monde où l'homme avait encore toute sa place, un monde où l'on naviguait à la voile, où l'on voyageait à cheval ou à pied, et des temps où la vie de chacun s'insérait dans "son" temps sans rien en perdre, alors que la mécanique nous expulse du nôtre. Certes, le modernisme a toujours existé ; mais un modernisme qui nous veut orphelins du passé et nous exile de l'humanité rien que pour exister dans sa seule étroitesse sans cesse dépassée, voilà qui n'a rien de moderne mais qui porte, en réalité, le nom même de l'épouvante que les siècles redoutaient en l'appelant la bête de l'abîme.

Armel Guerne, Novalis ou la vocation d'éternité in L’âme insurgée, écrits sur le romantisme, Phébus, 1977.