Les "forces spirituelles" ont, ici ou là, résisté à cette tyrannie qui montait des forces économiques. Dans leur ensemble, il faut en faire l'aveu, elles se sont soumises. Leur excuse peut être, qu'inhabituées à des nécessites et à des puissances aussi massives que celles engendrées par le monde de l'argent, elles n'ont longtemps décelé le mal que sous son aspect moral et individuel. Un jour elles se sont trouvées débordées. Leur redressement a aujourd'hui pour condition première l'aveu de leur échec et de leur complaisances.

Nous n'entendons pas ici dénoncer seulement les grossières compromissions, plus ou moins délibérées, de ceux qui se réclament du spirituel, avec ce que nous avons appelé un jour, d'un mot qui a fait fortune, le désordre établi. Elles sont de tout temps, elles sont visibles. Nous pensons bien plutôt à cette corruption pernicieuse des valeurs spirituelles elles-mêmes par le trop long usage qu'en a fait le désordre pour usurper leur prestige. Il s'est ainsi constitué de manière lente et diffuses un humanisme bourgeois, une morale bourgeoise, voire , par un suprême paradoxe, un christianisme bourgeois. Indissociable maintenant de leur usage pharisaïque, dans la mémoire de beaucoup et de beaucoup de simples au premier rang, ces valeurs spirituelles ne peuvent plus être reprises sans que celui qui les relève n'apparaisse solidaire de ce pharisaïsme. C'est pourquoi notre dernière instance contre le monde bourgeois est de lui arracher l'usage et l'interprétation unilatérale de ces valeurs, et de retourner contre lui des armes usurpées par lui.

Emmanuel Mounier, Manifeste au service du personnalisme, I. Le monde moderne contre la personne, I.La civilisation bourgeoise et individualiste,Aubier, 1936.