Il n'y a jamais eu d'individualités isolés ; la société est plus ancienne que l'homme. Il appartenait aux époques de dissolution, de décadence et de transition de pouvoir créer quelque chose comme des unités humaines atomisés et isolées : des exclus qui ne savent pas où est leur place. Qui voyait le jour à l'époque chrétienne n'était pas né seulement au sein d'une nébuleuse généralité ou de la communauté familial bornée ; il était membre de nombreux groupements et corporations qui se superposaient et s'interpénétraient tout en restant indépendants. Il était - en tant que citadin -membre de sa rue ou de sa ruelle indépendante, puis de la section ou bien du quartier, et enfin de la communauté urbaine tout entière ; pour les vivres provenant de la campagne ou même de plus loin, le sel et les céréales avant tout, c'était la ville qui s'en chargeait par l'entremise de ses acheteurs ou par des dispositions fixes du marché qui déjouaient les tromperies des accapareurs ; il était membre d'une guilde qui achetait pour la collectivité la matière première, et souvent vendait collectivement les produits. Le tribunal de la guilde, des compagnons comme lui, le jugeait quand il y avait querelle ou négligence ; avec sa guilde, il partait à la bataille ou se rendait aux assemblées générales. S'il faisait par exemple un voyage en bateau, une guilde de navire se formait spontanément, comme nous l'apprenons d'un capitaine qui sur un navire de la Hanse s'adresse ainsi à l’équipage et aux passagers :

" Comme nous sommes maintenant à la merci de Dieu et des vagues, disait il, chacun de nous doit être égal à l'autre, et comme nous sommes environnés de tempêtes, de hautes vagues, de pirates et autres dangers, nous devons établir un ordre rigoureux pour amener notre voyage à bonne fin " On élut alors un bailli et des échevins et à la fin du voyage le chef déclara " ce qui s'est passé à bord du navire, nous devons nous les pardonner les uns aux autres et le considérer comme mort. Ce que nous avons jugé bon, nous l'avons fait pour la cause de la justice. C'est pourquoi nous vous prions tous, au nom d'une honnête justice, d'oublier toute animosité que vous pourriez nourrir l'un contre l'autre, et de jurer sur le pain et le sel de n'y plus penser en mauvaise part. Si quelqu’un cependant se considère comme lésé, il doit en appeler au Vogt de terre et lui demander justice avant le coucher du soleil. "

Il nous suffit de lire de tels rapports, des chroniques ou des sermons de l'époque chrétienne ou le code saxon ou encore d'autres sources de droit coutumier pour le sentir vivement : certes une grande partie de nos institutions nous vient de ce temps ; mais aujourd'hui elles sont mortes, froides, du papier et rien d'autre ; autrefois, elles existaient entre les hommes et elles étaient souvent créées pour le moment ou pour un objet précis, et c'est justement en cela qu'elles signifiaient quelque chose d'éternel. L'esprit crée les lois ; mais quand seules les lois restent et que l'esprit s'est envolé - les os ne peuvent pas créer l'esprit ni le remplacer.

Gustav Landauer, La révolution, 1907.