Le Forum social mondial et l'altermondialisme chrétien (XIe Forum social mondial - Dakar, 6-11 février 2011)

Depuis 2001, fin janvier ou début février, presque tous les ans, un Forum social mondial réunit les altermondialistes venus du monde entier pour échanger leurs idées et leurs pratiques, leurs initiatives et leur enthousiasme, inspirées par le slogan fameux : « Un autre monde est possible. » Cela a souvent été au Brésil, il s'est tenu cette année - pour la seconde fois de son histoire - en Afrique : plus de 50 000 personnes se sont réunies à Dakar au Sénégal.

Pour comprendre ce phénomène de l'altermondialisme, il faut se replonger dans le contexte intellectuel et politique des années 1980 et 1990. Reagan à Washington et Thatcher à Londres : le libéralisme triomphe. Les politiques mises en œuvre se parent de l'évidence : There is no alternative (« il n'y a pas d'alternative »). Cette idéologie, connue sous le nom de l'acronyme TINA, est encore confortée après la chute du mur de Berlin en 1989. Il semble bien qu'il n'y ait qu'un seul chemin de développement économique et politique. L'économie de marché capitaliste, le succès des recettes néolibérales du prétendu « consensus de Washington » sont incarnés par le Fonds monétaire international : réduction des dépenses publiques, privatisation des entreprises étatiques et des services publics, ouverture des frontières, investissements étrangers et économie tournée vers l'exportation… Les seigneurs du monde, dirigeants politiques et dirigeants des grandes entreprises, se réunissent chaque année depuis 1971, fin janvier à Davos, pour un Forum économique mondial, sous la houlette de Klaus M. Schwab.

Le coût social de ce néolibéralisme en marche est parfois lourd, surtout dans les pays les moins riches. Alors, il faut inventer une formule pour redonner de l'espoir. Montrer que le cours de l'histoire n'est pas inéluctable, qu'on pourrait emprunter un autre chemin. Que les êtres humains devraient être au centre de l'économie, et non la recherche du profit pour les entreprises. Ce qui a donné de l'entrain à ce courant, ce sont les premières manifestations, monstres, bien au-delà des espérances des organisateurs : celle de Seattle en 1999 notamment. Elle fut convoquée à l'occasion d'une réunion de l'Organisation mondiale du commerce qui se prononce en faveur du libre-échange, de la libre circulation des biens et des capitaux, mais jamais sur la libre circulation des travailleurs ou des personnes ! La manifestation populaire a fait échouer la négociation sur un projet concernant les garanties à donner aux investissements étrangers. On en a retenu qu'une telle mobilisation pouvait changer le cours des négociations, sinon le cours de l'histoire. Et cela a été renouvelé à l'occasion d'autres sommets qui réunissaient les leaders du monde : assemblée générale du FMI et de la Banque mondiale, sommets du G8 (Cologne, Gênes, etc.), sommets de l'Union européenne.

À la fin des années 1990, on parlait d' » antimondialistes », car ces protestataires passaient pour s'opposer à la mondialisation. En fait, ils s'opposaient à la mondialisation libérale mais pas au grand mouvement qui facilite l'échange des personnes et des idées. À cette époque, le pape Jean-Paul II a appelé à une « mondialisation de la solidarité ». Très vite, ces protestataires vont s'autodésigner du nom d' » altermondialistes » : un autre monde est possible, et ils s'engagent à le faire advenir.

Le Forum social mondial

Dans ce contexte, un Forum social mondial (FSM) est convoqué à Porto Alegre, au Brésil, en 2001. Parmi les initiateurs de ce Forum, on trouve diverses ONG brésiliennes, la Commission Justice et Paix de ce pays, avec Chico Whitaker (voir encadré), dont l'influence sera décisive, et d'autres ONG et mouvements, par exemple un mouvement qui vient de naître en France, ATTAC, et qui dénonce fortement le néolibéralisme en s'appuyant souvent sur des intellectuels « dissidents », y compris des « économistes atterrés ». Cette liste des « fondateurs » du Forum n'est pas exhaustive, elle donne simplement une indication de la variété des inspirations de départ.

Pour le premier Forum social à Porto Alegre en 2001, on attendait 2 500 personnes, 25 000 sont venues. Il a fallu rapidement se donner une charte des principes pour définir ce qu'est le Forum social, savoir qui inviter et qui ne devait pas tenir de stand, qui pouvait prendre la parole. À la suite d'un certain nombre de débats, une conviction se dégage : le Forum n'est pas un mouvement social, il ne cherche pas à formuler une nouvelle idéologie politique, il ne constitue pas, après l'échec des quatre premières, une Ve Internationale. Il est un espace d'échange et de dialogue, non un mouvement, une méthode d'échange d'expériences, non un contenu. Il ne se laisse pas récupérer par des idéologies ou des coalitions électorales. Une charte des principes du FSM est adoptée.

En 2002, le FSM a réuni 50 000 personnes, et 100 000 en 2003. En 2004, il s'est pour la première fois tenu en dehors du Brésil et en dehors de l'Amérique latine, à Mumbaï (Inde). Cette édition du FSM a vu la participation massive des Dalits (qu'on appelle en France « intouchables » ou « parias »), ils y ont imposé leur problématique et leur stratégie. 20 000 Dalits ont manifesté bruyamment et participé à leur manière, car la plupart ne parlent pas anglais. Il a alors été décidé de ne plus organiser un FSM chaque année, mais d'alterner des Forums sociaux au plan local, national ou continental. En 2006, le FSM a été « décentralisé » et s'est tenu simultanément dans trois villes, sur trois continents. En 2007, pour la première fois le FSM était en Afrique, à Nairobi. Africains et ONG africaines y ont massivement participé. En 2009, le FSM était organisé à Belém, en Amazonie brésilienne : on a vu une grande participation des peuples indigènes. Cela a permis l'introduction de cette thématique dans le « patrimoine » du FSM. En 2011, retour en Afrique, à Dakar.

En égrenant ainsi les dates et les chiffres, on donne l'impression de raconter une success story ! Évidemment, ces FSM sont traversés de nombreux débats. Je n'en citerai que quelques-uns ici :

Les FSM constituent-ils exclusivement un espace de dialogue ou sont-ils aussi une sorte de « mouvement des mouvements sociaux » ?

Comment inventer une nouvelle culture démocratique et de nouvelles pratiques politiques ?

Le mouvement altermondialiste peut-il articuler de nouvelles propositions émancipatrices ? Pour quelles couches sociales ?

Ce mouvement est-il un mouvement de couches moyennes intellectuelles et d'animateurs d'ONG ? Comment élargir sa base sociale et mobiliser les catégories populaires ?

De nombreux analystes, pas seulement chez les adversaires de l'altermondialisme, ont du mal à percevoir la nouveauté du FSM car ils sont prisonniers des schémas liés à la naissance du mouvement ouvrier ou socialiste. Historiquement, le mouvement socialiste s'est développé par décantations, démarcations et affrontement successifs entre différents courants : marxistes contre non-marxistes, communistes contre anarchistes, révolutionnaires contre réformistes, autogestionnaires contre centralisateurs, etc. À l'inverse, le mouvement altermondialiste s'est tout de suite constitué par agrégation de cultures, de pratiques, de courants différents. C'est la condition sine qua non de son existence et de son succès.

Le FSM manifeste aussi l'émergence d'une nouvelle culture politique face au néolibéralisme triomphant : des alternatives sont possibles, il n'y a pas de fatalité, ces alternatives sont inventées par la base, le monde différent se construira de bas en haut. Le FSM disait depuis dix ans ce que la crise de 2008-2010 a montré : le marché ne peut pas s'autoréguler, les défis écologiques ne peuvent pas être résolus automatiquement par les mécanismes du marché. Ces mécanismes ne permettent pas de répondre aux besoins des populations, surtout de celles qui ne sont pas solvables. Il faut travailler à partir des besoins humains et non à partir des besoins de l'économie.

Il faut construire un système économique qui ne détruise pas la planète, car le système actuel de production et de consommation n'est pas généralisable (argument écologique). Il faut un État qui réponde aux besoins des plus pauvres dont les besoins de peuvent pas être honorés par le marché (argument de la justice sociale). Pour cela, il faut adopter de nouveaux modes de vie : pour une simplicité de vie, une sobriété volontaire. La politique « nouvelle » ne va pas sans implication personnelle. Et elle commence aujourd'hui, par chacun qui change et ses mentalités et ses modes de vie.

Le Forum social mondial à Dakar en 2011

Cinq thématiques se sont imposées lors de ce Forum.

L'écologie. Car les pauvres et les paysans des pays tropicaux sont les premières victimes du réchauffement climatique.

L'accaparement des terres. Les achats de terres par des particuliers riches ou des sociétés étrangères sont une menace pour de nombreuses paysanneries, pour les équilibres locaux au plan social, écologique ou culturel. On peut y joindre le thème de l'accaparement des droits de pêche (droits vendus par les gouvernements à des compagnies étrangères) et celui de l'expulsion forcée de résidents des bidonvilles des mégapoles des pays pauvres.

Les migrations. De nombreux ateliers ont été organisés par des collectifs de migrants, légaux ou non, dans les pays d'accueil ou pays de départ, pays riches ou pauvres. On sent monter la revendication d'une citoyenneté mondiale, et donc du droit à émigrer pour chacun.

Les femmes. Ce n'est pas un thème nouveau, mais l'on a noté à Dakar la présence de nombreuses organisations féminines, regroupées en coopératives de production ou de vente.

Les recherches autour de nouveaux modèles d'économie. On pourrait appeler cela : pour une économie sociale et solidaire. On constate un retour en force des formules de coopératives (production, épargne, prêt bancaire, commercialisation…) avec parfois des liens de solidarité Nord/Sud, ou des échanges de bonnes pratiques entre divers pays.

On notait la présence d'un nombre important de petites ONG, associations, communautés de base, groupements locaux, coopératives, etc., donc souvent des organisations locales, avec évidemment une surreprésentation des ONG sénégalaises ou ouest-africaines. Les ONG internationales, avec un financement des pays riches, sont aussi présentes mais n'écrasent pas le FSM (Amnesty, FIDH, Caritas, Oxfam, CIDSE, Fondations politiques allemandes…). Le FSM est un lieu où se perçoit le foisonnement des ONG africaines actuellement, et ces ONG ne sont pas seulement des sous-traitants des grandes ONG « internationales » du Nord qui fonctionnent comme des bailleurs de fonds (à côté de l'Union européenne ou des agences de l'ONU). Les réseaux qui se constituent ne sont pas seulement des liens Nord/Sud (la relation y est souvent bailleur/sous-traitant, plus que de vrai réseau), on voit l'émergence de réseaux qui ne sont plus centrés sur les pays donateurs de finances ; ce sont des réseaux parfois fragiles mais aussi des réseaux qui existent grâce aux technologies nouvelles.

Quelques stars. Il n'y a pas de FSM sans vedettes. L'ancien président Lula du Brésil, le président Evo Morales de Bolivie étaient tous deux à Dakar et sont des symboles de présidents élus grâce à l'appui de la société civile de leur pays. Mais il faut aussi noter l'absence des vedettes intellectuelles qui avaient tendance à accaparer le débat des idées dans le passé : Noam Chomsky, Arundhati Roy, le sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos.

L'altermondialisme chrétien

Cela ne se dit guère dans les comptes rendus de presse : ce FSM en terre africaine est une nouvelle fois une manifestation importante de l'altermondialisme chrétien. C'est que beaucoup de Français tirent leurs informations sur le FSM de l'association ATTAC ou du mensuel Le Monde diplomatique, or ces deux organes n'insistent pas trop sur le côté « culture chrétienne » du FSM, car cela n'entre pas dans leurs schémas d'interprétation du monde actuel. Il faut pourtant le reconnaître : l'altermondialisme chrétien est une composante importante de tout FSM 2. Il est constitué par les communautés de base, les groupes et associations chrétiennes, et les chrétiens œuvrant au sein d'ONG séculières.

Cet altermondialisme chrétien est plus centré sur des questions sociales pratiques comme, par exemple, la vie en bidonville ou le destin des femmes rurales regroupées en coopératives de production. Il est moins bruyant dans son discours antilibéral et parle plus souvent en termes de valeurs et fait moins d'analyses économico-politiques. Le principe même du Forum social, à savoir qu'il s'agit d'un espace et non d'un mouvement qui pourrait fédérer toutes les revendications actuelles pour changer le système économique actuel… ce principe même a plus d'accointances avec la « culture chrétienne » qu'avec d'autres cultures politiques ou idéologies progressistes. Le FSM, de par son organisation même, a renoncé à toutes les idéologies qui prétendaient incarner l'avenir radieux : il y a là un adieu à la pensée progressiste, avec son parti d'avant-garde ou son idéologie possédant les clefs de l'avenir.

L'avenir se construira ensemble, par l'échange d'idées et d'initiatives, l'avenir se construira par et avec tout le monde, de la base au sommet. C'est la renonciation à la prise du pouvoir central, à la « révolution » imposée d'en haut. Analyser l'altermondialisme chrétien au Forum social, cela relève des faits, on peut s'en féliciter, on peut s'en désoler, ce que certains font d'ailleurs en stigmatisant cette « culture chrétienne », comme une idéologie molle facilement récupérable… Peu importe.

À Dakar, il y avait beaucoup de femmes voilées, non pas des musulmanes, mais des religieuses catholiques : les Africaines portent en général un voile mais pas les Brésiliennes. Il y avait aussi une ambiance de Journées mondiales de la jeunesse, sans le pape. L'altermondialisme chrétien, qui vise à modifier les structures de l'économie et de la vie internationale, reste indispensable à l'intérieur de l'Église, à une époque qui connaît dans le catholicisme une montée en puissance du conservatisme compassionnel.

Quelques exemples de l'activité chrétienne au FSM

Le Forum social mondial est un moment fort pour faire entendre la voix des plus démunis. Dakar a été une opportunité de prise de parole pour les populations d'Afrique et d'ailleurs pour plaider en faveur d'un système mondial plus respectueux de tous.

Le Secours catholique a participé à Dakar par sa délégation française (salariés et bénévoles) et des partenaires invités de tous les continents. Il a animé plusieurs ateliers sur le thème des migrations. L'un de ces ateliers s'est tenu en duplex (merci Internet !) avec des migrants réunis à la mairie du 10e arrondissement à Paris associés à la démarche du FSM. Un autre atelier portait spécifiquement sur les migrations en Guyane, un département français d'Amérique, particulièrement touché par le phénomène. De Guyane était venue une grande délégation, évêque en tête. Des Caritas du monde entier étaient représentées au FSM et se retrouvaient régulièrement sous la tente de Caritas Internationalis.

Le CCFD était présent par une large délégation lui aussi, directement et par son internationale qui s'appelle CIDSE. Il a participé à des ateliers sur l'accaparement des terres ou les Objectifs du millénaire pour le développement. On peut aussi citer le Réseau international Afrique Foi et Justice, qui regroupe dans plusieurs pays des congrégations religieuses intéressées à l'Afrique, et qui, sous cette dénomination, effectue un travail de plaidoyer assez efficace, et reconnu pour son excellente connaissance du terrain.

Les Amis de l'hebdomadaire La Vie avaient mis le FSM à profit pour organiser un voyage de découverte et de solidarité au Sénégal.

On arrêtera ici cette liste qui n'a pas prétention à l'exhaustivité. Surtout s'il fallait recenser les ONG qui ne sont pas explicitement confessionnelles mais d'inspiration chrétienne.

L'altermondialisme chrétien s'est aussi manifesté lors de la messe d'ouverture du FSM, célébrée par le cardinal de Dakar, Mgr Sarr, et deux autres évêques, pour les participants catholiques en l'église des martyrs de l'Ouganda, le dimanche matin, jour de l'ouverture. C'était bien sûr hors du programme officiel qui commençait le même jour, l'après-midi par une grande marche dans les rues de Dakar.

Antoine Sondag 1

SOURCE : ESPRIT & VIE

http://www.esprit-et-vie.com/breve.php3?id_breve=716#nb1

1 prêtre du diocèse de Metz à Dakar pour le Secours catholique

2 Ce qui ne plait pas à tout le monde. On se souvient d'un article virulent du Figaro se demandant : « que vont faire les chrétiens dans cette galère » du FSM. Ce type d'article suscite beaucoup d'émoi dans les associations catholiques qui vivent des dons des Français ! On sait que les « catholiques donateurs » lisent parfois La Croix (articles en général sympathisants vis-à-vis du FSM) ou Le Figaro (articles plutôt critiques).