Eh bien, vous aurez le IVe...

Rassurez-vous tout de suite : je n’ai rien d’un antigermaniste, ni primaire, ni secondaire. Je me suis même frotté d’un peu d’allemand sur les bancs de l’école, j’ai aimé la Loreleï, j’adore la poésie anarcho-industrielle de la décadente Berlin, la propreté minutieuse, étriquée et néanmoins touchante de la Bavière, le chant précis de la langue allemande, où tintent des clochettes, où les mots peuvent s’enchâsser à l’infini, donnant naissance à des concepts aussi fascinants de complexité que déroutants d’imprécision, qui n’ont aucun équivalent dans notre langue de béotiens ; j’aime le froid venteux de Hambourg, et, dans une Fête de la bière au fond d’un petit village bavarois, boire à grandes lampées dans une bonne masse de bière fraîche en m’empifrant sans compter de véritables Bratwurst.

On ne peut vraiment pas me suspecter d’antigermanisme.

Mais quand même. Ce n’est pas parce que j’ai fait une indigestion, durant mon adolescence, de philosophie germanique que je devrais aujourd’hui me satisfaire des hamburgers avariés des éditorialistes du Monde, qui appellent à longueur de ligne l’Allemagne à prendre ses responsabilités et le Kanzler Merkel à assumer le leadership d’une Europe à bout de souffle.

Ces esprits indépendants ne manquent pas d’air. Ne loupant pas une occasion de stigmatiser l’horrible Poutine et son peuple “immature pour la démocratie”, la canaille américaine, la barbare Serbie et la mercantile Albion, passant leur temps à nous faire la leçon au nom des Droits de l’Homme, insinuant ainsi qu’en 40, ni une ni deux, ils auraient rejoint le maquis en chantant les psaumes en yiddish, ces producteurs de pensées à la chaîne ne font rien d’autre aujourd’hui que nous chanter les douceurs de l’Europe allemande, comme si de rien n’était.

Ces gens ont un instinct très sûr pour s’agenouiller devant les puissances et gifler celui qui prête le flanc. Ils détestent l’art du contretemps, la polyphonie les écoeure. En attendant le pas de l’oie, ces démocrates font leur joie des pensées cadencées. Bref, faut se méfier. Hier méprisée au profit de l’Amérique glorieuse qui avait broyé l’URSS sous un flot d’informatique, de com’ et de fric, l’Allemagne est aujourd’hui encensée par leurs plumes serviles, et le mot est à prendre ici dans son acception la plus rigoureuse. La Puissance enchante ces âmes châtrées, et ce d’autant plus qu’elle est vile. En cinquante, c’était les Soviets vainqueurs, en quatre-vingt c’était l’Amérique rutilante des golden boys, maintenant c’est le modèle allemand en veux-tu, la rigueur germanique en voilà, en attendant les vertus ineffables du maoïsme corrigé par Apple. A les en croire, il n’y aurait point de salut pour l’Europe hors se mettre à l’école de notre grand frère d’Outre-Rhin.

Malgré leurs appels à ce Graal pour comptables qu’est l’équilibre budgétaire, il est des rigueurs qu’ils ne s’autorisent pas, ces sérieux, à commencer par celle de la pensée, si ce n’est celle de l’honneur. Car enfin, messieurs, pourquoi sont-ils morts tous ces pauvres cons sur la Marne en quatorze ? Pourquoi ont-ils pris les noms ridicules de la clandestinité, ces combattants de l’ombre ? Mais enfin, mais c’est bien sûr : pour que se réalise enfin le Septemberprogramm du chancelier Bethmann-Hollweg !

Nous voudrions donner à lire ici un passage de ce prophétique "Mémoire traitant des objectifs de guerre et notamment de l’établissement d’une union douanière en Europe centrale" adressé de 7 septembre 1914 par Walter Rathenau à Theobald von Bethmann-Hollweg, chancelier du Reich : “Ll’infléchissement majeur de notre politique consisterait à gagner la France à la cause d’une paix librement consentie, ce qui changerait totalement la donne par rapport à notre véritable ennemi, qui est l’Angleterre. Ceci irait dans le sens de la politique de paix de 1866. Notre objectif final resterait une “Mitteleuropa” réunie sous l’égide de l’Allemagne, pouvant faire pièce sur les plans politique et économique à l’Angleterre et aux Etats-Unis d’une part, et à la Russie d’autre part, qui est le seul objectif susceptible d’instaurer à l’avenir un équilibre en Europe. Le sacrifice que nous devrions consentir serait la renonciation à des territoires français et la révision à la baisse du montant des réparations. L’Angleterre n’aurait ainsi plus de raisons de faire la guerre. Face à une alliance franco-allemande, les partisans de la guerre se retrouveraient tôt ou tard isolés. Le moment est propice. Après la déroute sans précédent que notre armée a infligée à la France, le relèvement de ce pays n’apparaîtra jamais comme une faiblesse, mais au contraire comme un acte de remarquable clarirvoyance. (...) Le pays (ie l’Allemagne) comprendrait une politique visant à renforcer notre puissance sur le plan intérieur et à asseoir définitivement notre domination sur l’Europe, qui se substituerait à une politique d’expansion géographique. Ce projet pourrait être réalisé grâce à la conclusion d’une alliance comparable à celle qui a présidé à la fondation de l’empire, qui réunirait à nouveau les peuples de Charlemagne. La conquête de territoire présenterait moins d’attraits que ce projet. (...) Deux entités économiques devraient émerger à l’avenir : l’une anglo-saxonne et l’autre à l’est. Il incombe à l’Allemagne d’organiser et de renforcer l’unité de la vieille Europe.”

Peut-être entrevoit-on maintenant le sens caché de la présence du chancelier Merkel sous l’Arc de triomphe un certain 11 novembre 2009 ? Alors, juste une suggestion : en préparation des futures festivités de 2014, prévoir de camper sur la Marne, pour les accueillir avec des fleurs, cette fois. Et, je vous en prie, décrochez cette vieille photo de votre arrière grand-père moustachu qui se prenait pour un guerrier, ayez le bon goût de le déterrer et de le foutre à la mer. Peut-être échouera-t-il sur les bords de la Tamise, ou à Arkhangelsk, d’où les fantômes de ses vieux frères d’armes voudront bien l’emporter au ciel des espérances vaincues tandis que les peuples européens, enfin réunis sous l’égide de la B.C.E., pourront s’écrier à l’unisson : “Kein Reich, Kein Volk, Kein Führer !”

Armand Grabois