Alors que le Royaume-Uni célèbre comme il se doit le bicentenaire de sa naissance, la France snobe ostensiblement l’événement. Démiurge de la dimension de Hugo ou de Tolstoï, son oeuvre est l’une des plus déterminantes et des plus généreuses de la littérature européenne.

Charles Dickens a donc deux cents ans. Mais les arbitres parisiens des élégances littéraires continuent, apparemment, de le snober. En effet, pas de réédition en vue ni de biographie ou d’étude nouvelle pour marquer cet anniversaire. C’est que Dickens est volontiers classé, avec dédain, parmi les écrivains populaires, ces artisans de romans-feuilletons qui, jadis, enchantaient les petits bourgeois et les classes laborieuses, faisaient le bonheur d’un peuple qui vibrait toujours aux malheurs des veuves et des orphelins, admirait les héros courageux, s’émouvait du destin tragique de l’enfance abandonnée, mais méprisait et haïssait les calculateurs, les envieux, les coquins, les tricheurs et les veules. Ainsi, certains esprits forts passent- ils toujours devant cette oeuvre monumentale en haussant les épaules ; ils en moquent la simplicité, l’excès de romanesque, les trop bons sentiments, cette générosité verbale et ce débordement de pointes caricaturales indignes, à leurs yeux, d’un art d’écrire sérieux et vraiment moderne.

Il est difficile, en effet, de ranger le grand Dickens parmi les précurseurs du « nouveau roman », des jeux mathématiques de l’Oulipo ou des provocations routinières des bons élèves de l’avant-garde. Il n’analyse pas les névroses banales d’une très étroite bourgeoisie intellectuelle, ne décrit pas cliniquement les faits et gestes d’un rat de laboratoire et ne cherche pas avant tout à choquer le bourgeois. Dickens incarne, au contraire, tout ce que cette littérature modernante et jargonnante refoule et honnit : la joie de conter une histoire, l’abandon à la fantaisie et au rêve, les couleurs fortes et contrastées, la satire bouffonne, la santé assumée, les coups de théâtre et les coups de gueule, la révolte généreuse et une compassion vraie qui n’est jamais édifiante ou discourante, mais communie, par la grâce d’un coeur et d’un style bien battants, aux misères et aux détresses humaines.

Pierre Gripari, qui fut un excellent connaisseur de l’univers dickensien, pensait qu’un homme n’étant pas sensible à Dickens était comme un monstre à qui il manquerait quelque chose de fondamental pour comprendre le monde et cette mystérieuse musique des êtres que l’on entend parfois en frayant avec l’humanité. George Orwell recommandait la lecture de Dickens comme l’un des meilleurs remèdes à toutes les formes de la bêtise et trouvait dans ses livres l’exemple d’un bon sens qui ne succombe jamais au terre à terre. John Cowpers Powys, enfin, a évoqué, dans l’une de ses conférences, l’auteur de David Copperfield comme une sorte de démiurge bienfaisant, de petit Dieu des humbles que l’on devrait presque prier secrètement. Dickens est, en effet, à l’instar de Léon Tolstoï ou de Victor Hugo, un homme-monde, un créateur qui tente de concurrencer le Créateur en inventant des personnages dont certains semblent parfois plus réels que les fantoches de la réalité, un écrivain qui transcende la littérature pour se confondre avec son oeuvre et devenir lui-même un mythe.

L’annonce de sa mort, en 1870, provoqua d’ailleurs l’incrédulité de beaucoup de ses innombrables lecteurs. Sa disparition ne préfigurait-elle pas la fin d’une époque comme, plus tard, celle de Victor Hugo ? André Maurois, dans son étude sur le grand romancier victorien, rapporte ce mot d’un petit garçon : « Mais, papa, si M. Dickens est mort, le Père Noël l’est-il lui aussi ? »… Ce n’était pas seulement un prodigieux raconteur d’histoires et un magicien du verbe qui venait de mourir ; le grand écrivain était devenu le centre d’un monde cohérent situé aux frontières de la réalité, il était l’esprit même de l’enfance, du rêve et de la fantaisie.

Né le 7 février 1812, Charles Dickens est le deuxième enfant d’un fonctionnaire modeste et d’une mère dévouée et généreuse, mais dont l’obsession de la respectabilité et le bavardage incessant inspireront plus tard au romancier certaines de ses plus belles charges contre les ridicules de la bourgeoisie victorienne. Son père, lui, est un homme dispendieux, qui parle davantage qu’il n’agit, et dont l’incapacité à gérer son revenu modeste mais régulier finira par provoquer la ruine de la famille. Jusqu’à ses douze ans, l’enfance de Dickens est pourtant heureuse, lui laissant assez de loisirs pour découvrir précocement la littérature et s’enthousiasmer pour les chefs-d’oeuvre du roman picaresque et les classiques des contes et légendes. Evoquant ses premières lectures dans un chapitre célèbre de David Copperfield, il cite Don Quichotte, les Mille et Une Nuits, les romans de sir Walter Scott et, surtout, ceux de l’un des maîtres de la prose anglaise du siècle précédent, l’Ecossais Tobias Smolett, dont la verve et le regard satirique qu’il jette sur la société de son temps inspireront plusieurs générations de romanciers britanniques. En 1824, le jeune Charles doit subir l’humiliation de voir son père emprisonné pour dettes et sa famille brusquement déclassée et mise au ban de la société bourgeoise. Dans l’Angleterre du milieu du XIXe siècle, c’est une lourde condamnation, mais notre futur écrivain affronte ce drame avec un courage, une détermination et un désir de revanche qui marqueront son caractère et feront de lui un prodigieux travailleur, toujours tendu vers la réalisation de nouveaux projets. A peine adolescent, il connaît ainsi la misère, les petits boulots ingrats, devant frayer avec le petit peuple londonien et, parfois, avec les marges les plus dangereuses de la société.

Ce premier apprentissage douloureux, mais enrichissant, se retrouvera sous différentes formes dans ses oeuvres, dont certaines clés sont autobiographiques. Ainsi des thèmes du déclassement, d’une enfance heureuse brusquement brisée par les aléas de la fortune, des figures du père incapable ou velléitaire ; ainsi des nombreuses pages où sont décrits les misères et les absurdités de la prison pour dettes, les coulisses de la justice, les petits métiers de la plèbe, la brutalité des patrons et la servilité des petits chefs. S’il fut un grand imaginatif, Dickens était néanmoins redevable de cette expérience fondamentale des réalités les plus prosaïques. Il ne l’oubliera du reste jamais, prenant garde d’avoir toujours un lien charnel avec le réel. Ainsi, au sommet de sa gloire, quand il était pourtant, avec la reine Victoria et l’archevêque de Canterbury, l’une des incarnations de l’empire britannique, il continuait de fréquenter incognito les sombres quartiers de la capitale, de se perdre dans les faubourgs sordides et les tristes logis de la classe laborieuse, de traverser ces campagnes meurtries par la révolution industrielle où la vieille Angleterre agonisait. Le grand romancier restait fidèle à ses anciennes souffrances.

La biographie de Charles Dickens n’offre pas autant d’aventures et de mésaventures que celle d’un lord Byron ou d’un Oscar Wilde : peu de procès, jamais d’engagements militaires pour sauver un petit peuple lointain de la domination étrangère, aucune liaison sulfureuse. Dickens n’eut pas la vie pleine de bruits et de fureurs de certains de ses contemporains romantiques. Cela lui sera parfois reproché, à une époque récente où il fallait absolument qu’un écrivain digne de ce nom soit un « maudit », un tourmenté ou un ancien voleur à la tire, et qui affirmait comme un dogme – tant elle prenait à la lettre le mot de Gide – que la littérature était seulement affaire de mauvais sentiments et expression du vice et de la détresse. Dickens, lui, a toujours cherché à avoir la vie paisible d’un bourgeois. Il n’en fut heureusement jamais la caricature, et ses livres ne sont pas des manifestes édifiants pour la défense des bonnes moeurs et le respect de la propriété, mais il voulait, en effet, sincèrement goûter aux joies du foyer, aux bonheurs de la paternité, confessant une foi chrétienne sans fanatisme, respectueuse des valeurs de son époque. Malgré l’échec d’un mariage mal assorti, sa vie de famille ne fut jamais marquée par le scandale.

a vie publique, en revanche, compte sans doute parmi les plus actives de son siècle. Dickens était un bourreau de travail qui ne se lassait pas d’agir et d’entreprendre. Les lectures publiques de ses oeuvres – qui réunissaient des milliers d’auditeurs – alternaient avec la rédaction très régulière d’articles d’opinion, de contes destinés à la jeunesse ou de récits de ses voyages à l’étranger. Il se lança aussi dans plusieurs campagnes philanthropiques – on ne disait pas encore « humanitaires » – au profit des filles perdues ou de l’enfance en détresse, tout en s’essayant au théâtre. Mais cette vie serait certainement bien oubliée si elle n’avait accouché d’une des oeuvres romanesques les plus déterminantes et les plus généreuses de la littérature européenne. Dickens se confond avec ses livres, avec cette matière foisonnante où le lecteur attentif et passionné peut retrouver les différentes pulsations de l’âme, où la voix qui y résonne est l’une des plus singulièrement fraternelles qu’il nous soit donné d’entendre.

Cette oeuvre, comme l’a noté Pierre Gripari, s’est développée en trois temps, en trois moments fondamentaux. Les premiers romans de jeunesse sont marqués par une fantaisie débridée, par un certain penchant pour l’horreur, le terrifique et l’improbable, et par un humour très personnel où la tradition anglaise du nonsense est redoublée d’un sens du comique absurde qui font de Dickens un cousin méconnu de E. T. A. Hoffmann et de Nikolaï Gogol. L’un des romans les plus représentatifs de cette première manière est le Magasin d’antiquités (1840). L’histoire mélodramatique d’un grand-père indigne – sa passion du jeu le mue en pathétique voleur – et de sa petite-fille orpheline y sert de décor à une explosion de fantaisie et d’inventions. On y croise un nain, dont la méchanceté sautillante annonce certaines des meilleures créations de Tex Avery, on y assiste à la parade d’un monde cocasse et improbable de marionnettistes et d’acrobates, de montreurs d’ours et de tous ces artistes de cirque pour lesquels Dickens a toujours eu une tendresse particulière. C’est aussi dans ce roman que l’écrivain offre le portrait inoubliable d’une petite fille perdue dans le monde des adultes. Cette petite Nel est une figure angélique dont la mort peut encore émouvoir, pour peu que l’on garde encore un peu d’enfance en soi. Cette première période se termine avec la publication de Barnaby Rudge (1841), un roman historique aujourd’hui trop oublié qui a pour toile de fond les émeutes anticatholiques de 1780. Dickens se révèle ici un peintre génial des passions populaires et des masses en furie. La foule ivre de vengeance et de carnage y est dépeinte comme un personnage à part entière, et l’on frémit à la voir engloutir les visages singuliers qui la composent. Ce livre pessimiste a la violence de trait d’un Goya et les couleurs de certains tableaux de James Ensor.

Dickens a trouvé, grâce à ses premiers romans, la fortune et un succès qui le fait apprécier autant par le petit peuple amateur de romanfeuilleton que par l’élite européenne. C’est l’époque des premières traductions et Taine le reconnaît comme l’un des écrivains les plus importants de l’empire britannique. La Revue des deux mondes lui consacre des études et le fils du petit fonctionnaire ruiné est célébré à Londres comme à Paris. Il est reçu dans les salons les plus brillants de la capitale française, où il rencontre Dumas, Hugo et George Sand.

1842 est une année charnière quant à l’évolution du style et, surtout, de la pensée de Charles Dickens. Après un voyage aux Etats-Unis, son oeuvre apparaît, en effet, davantage empreinte de son souci – ancien, mais de plus en plus brûlant – de la question sociale, dénonçant avec une virulence nouvelle l’esprit utilitariste et les illusions d’un progrès confondu avec la performance économique. Le Nouveau Monde ne l’a pas séduit et les dégâts de la révolution industrielle sur sa propre terre natale nourrissent sa colère et son amertume. Cette conscience sociale lui inspire, après un récit de voyage en Amérique, deux romans, Martin Chuzzlewit (1844) et Dombey et Fils (1848), où sont flétris les horreurs et les ridicules d’une modernité qui n’a pour idoles que la production et l’argent, et qui sacrifie son élite à une vision mesquine de la réussite professionnelle.

C’est au cours des quinze dernières années de son existence, du milieu des années 1850 à sa mort, en 1870, que Charles Dickens offre à la littérature européenne ses livres les plus marquants. Parmi une suite ininterrompue de chefs-d’oeuvre, trois romans permettent de saisir la singularité de son génie arrivé à son apogée : David Copperfield (1850), la Petite Dorrit (1857), et les Grandes Espérances (1861) – que certains considèrent comme sa plus grande réussite. Arrêtons-nous sur le premier, le plus célèbre. Roman réaliste autant que romantique, c’est aussi le plus autobiographique. On y retrouve tout le talent de caricaturiste de l’auteur dans le portrait de la très hypocrite et très puritaine Mrs Murdstone, ainsi que des moments de pure fantaisie et une tendresse pour les excentriques qui relèvent de sa première manière. C’est, enfin, un roman mélancolique, à travers l’évocation d’une amitié trahie et la description d’un amour avorté ; encore une fois, ce qui aurait pu n’être que mélodramatique est transfiguré en pure émotion. Le meilleur de Dickens est là et tout ce qu’il faut aimer en lui… Cette petite musique où les rires et les larmes, les cris du bambin réveillé par le cauchemar, les souvenirs de jeux enfantins, le bruit des chopes que l’on trinque, les cahots de la diligence en route vers l’aventure composent la plus belle des symphonies.

Charles Dickens a deux cents ans, mais son monde et sa voix nous sont pourtant plus fraternels et plus réellement vivants que beaucoup d’ouvrages de ces cinquante dernières années. C’est là le signe des oeuvres éternelles…

Olivier François

SOURCE : LE SPECTACLE DU MONDE

http://www.lespectacledumonde.fr/index.php?option=com_content&view=article&id=523:portrait586&catid=48:portrait&Itemid=72

A lire Les principaux romans de Charles Dickens sont disponibles en français dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard) et, en poche, dans la collection Folio (Gallimard).

A voir Le Londres de Dickens, exposition à Londres, Museum of London, London Wall UK 1000, London. Tél. : 00.44.20.7001.9844, jusqu’au 10 juin.