Ayant été louveteau puis scout de 1937 a 1944, Jacques Brel fit également partie, de dix-sept a vingt-quatre ans, du mouvement de jeunesse la Franche Cordée, créé en 1941, et dont il fut un temps le président. C’est la qu’il rencontre son épouse, la mère de ses enfants. Il reçoit aussi l’influence de son fondateur, un industriel catholique militant, qui prêche et pratique des vertus comme la générosité, la charité et la convivialité. Ce premier maître à penser a incontestablement influencé le parolier qui chanta d’abord dans des hôpitaux, des hospices et devant d’anciens prisonniers de guerre. En 1959, Brel chante encore pour la JOC. Hanté par l’idée de Dieu, il est fasciné par un prêtre, Dom Thierry Maertens, rencontré en 1964 lors d’une visite de l’abbaye bénédictine de Saint-André, près de Bruges. Ils se reverront souvent.

Rebelle, Brel donne dans les canons de l’artiste en révolte de son temps : contre les bourgeois, les curés, l’armée, le mariage, etc. « Les bourgeois », « Les bigotes », « Ces gens-là », « L’air de la bêtise », etc. Un anticonformisme qui est devenu le conformisme de notre temps. Nul doute que Brel, comme Brassens et Ferré, s’attaquerait à d’autres dragons et moulins de nos jours. Ses chansons portent la marque d’un esprit libre qui ne voulut jamais tomber dans la facilite. Il se fait lui-même, en chanson, la leçon.

« C'est trop facile d'entrer aux églises

De déverser toutes sa saleté

Face au curé qui dans la lumière grise

Ferme les yeux pour mieux nous pardonner

Tais-toi donc Grand Jacques

Que connais-tu du bon Dieu ?

Un cantique une image

Tu n'en connais rien de mieux »

Ce n’est pas tant l’Église qui le rebute, que ceux qui se l’accaparent – les pharisiens. Au contraire, l’humble curé recevra son salut.

« Adieu Curé je t'aimais bien

Adieu Curé je t'aimais bien, tu sais

On n'était pas du même bord

On n'était pas du même chemin

Mais on cherchait le même port»

Remarquons que « Les bourgeois », au refrain bien connu, ne brocarde rien tant que l’embourgeoisement des pseudo-rebelles (anti)bourgeois. Et, plus que la société de papa, c’est finalement le grand monstre anonyme qui fait les cauchemars du poète :

« Un jour je m'ferai cul-de-jatte ou bonne sœur ou pendu

Enfin un d'ces machins où je n's'rai jamais plus

Le suivant, le suivant »

Cela dit, Brel marque une grande défiance à l’égard de toute violence – fusse-t-elle révolutionnaire, même et surtout bardée de bonnes intentions.

« Si tu crois encore qu'il nous faut descendre

Dans le creux des rues pour monter au pouvoir

Si tu crois encore au rêve du grand soir

Et que nos ennemis, il faut aller les pendre

(…) On a détruit la Bastille

Quand il fallait nous aimer »

C’est qu’il se méfie bien trop de l’espèce humaine, des « moutons » et des « singes », et la modernisation du monde ne soulève en lui guère d’enthousiasme. Bref, le Prince de ce monde peut pavoiser : tout est en son pouvoir.

« Rien ne se vend mais tout s'achète

L'honneur et même la sainteté »

« On m’a surnommé l’abbé Brel parce qu’il y a un côté mystique dans certaines chansons… » Mystique naturelle, diffuse, qui s’exprime par des images variées – mais mystique christique pour cette anima naturaliter christiana – par éducation, par tempérament. Il y a du boy-scout jusqu’au bout, chez Brel – rêves de renouveau et de pureté, de grand printemps de lumière.

Mais c’est surtout au Dieu Amour que Brel sacrifie chaque jour, en païen, en chrétien – éros ou agapè, peu importe – tant qu’on a de l’amour. Et parfois, ce sont de vraies prières qui s’échappent de ses lèvres, qui s’envolent de ses mains comme des oiseaux lâchés :

« N'est-il pas vrai Marie que c'est prier pour vous

Que de lui dire « Je t'aime » en tombant à genoux ?

N'est-il pas vrai Marie que c'est prier pour

Que pleurer de bonheur en riant comme un fou

Que couvrir de tendresse nos païennes amours

C'est fleurir de prières chaque nuit, chaque jour ? »

Il se demande avec nostalgie où est passée la bonté du monde. Pour lui la plus haute aventure consiste à la retrouver, à la rallumer – chez soi, en soi. La bonté est au milieu de nous. Dans la simplicité retrouvée de la vie, humble et laborieuse. Dans une espérance toute messianique, il implore, plein de réminiscences christiques, la venue d’un fils d’homme qui instaurera le règne de la paix dans l’amour. En attendant, l’essentiel est, dans un stoïcisme final ouvert sur l’espérance, de vivre debout – en homme libre.

« Voilà qu'on s'agenouille

D'être à moitié tombé

Sous l'incroyable poids

De nos croix illusoires

(…) Serait-il impossible de vivre debout »

Falk van Gaver