Du simple point de vue de la qualité humaine, je ne crois pas que la société occidentale, depuis qu’elle tient les archives de son histoire, ait fait le moindre progrès, excepté l’adoption du christianisme. Le village médiéval était presque certainement meilleur que la ferme romaine fondée sur l’esclavage. Mais l’étape suivante fut sans doute une régression. Le féodalisme devait s’effondrer et être remplacé par le capitalisme, car seule la concentration du capital pouvait mener aux découvertes techniques qui conduiraient à un nouveau progrès. Cependant, en tant que mode de vie, le capitalisme n’était pas meilleur que le féodalisme, il était bien pire. La société féodale est peut-être injuste, mais elle est humaine ; l’amour et la loyauté peuvent y exister, mais pas l’égalité. Le capitalisme, lui, ne laisse aucune place aux relations humaines ; la seule loi qu’il connaît est l’accumulation incessante des bénéfices. Il y a à peine un siècle, des enfants de six ans étaient achetés et obligés à travailler jusqu’à en mourir dans les mines et les filatures de coton, plus brutalement que nous ferions aujourd’hui travailler un âne. Ce n’était pas plus cruel que l’Inquisition espagnole mais c’était plus inhumain, au sens où les hommes qui faisaient travailler ces enfants jusqu’à la mort ne les considéraient que comme des unités de travail, des choses, tandis que l’Inquisiteur espagnol les aurait considéré comme des âmes.

Georges Orwell, La liberté périra-t-elle avec le capitalisme ?, 1938.