La plus grande faiblesse, de nos jours, du système démocratique est à mes yeux son caractère conservateur. Quiconque s’arrête, alors que la société continue à marcher, est nécessairement foulé aux pieds. Il y a une grande différence entre nos démocrates actuels et leurs ancêtres, ces gens qui se battaient sur les barricades, dans les guerres civiles et les guerres d’indépendance, pour les libertés populaires et l’égalité civique et politique des citoyens. Cette différence ne découle pas d’un changement dans le caractère des individus. L’égalité politique et juridique des citoyens était alors une nouveauté et un idéal. Par là, elle fascinait, enflammait tous les esprits de quelque distinction, qu’elle séduisait au point de les décider à embrasser la cause du peuple et à combattre avec lui contre la cour, la noblesse, le clergé ou la domination étrangère. Les démocrates d’aujourd’hui n’ont plus un idéal à réaliser. Ils vivent pour ainsi dire de leurs rentes sur le fonds des conquêtes de leurs aïeux. Un mouvement en ascension et qui remplit une fonction révolutionnaire grandit ses protagonistes et leur donne la taille gigantesque des pionniers — des Cromwell, des Robespierre, des Jefferson, des Mazzini, des Lénine. Une démocratie sur son déclin, qui ne dure qu’à force de compromis et de reculades, ne peut avoir au gouvernement que des Facta, des Brüning, des Laval, des Chamberlain, et plus le temps passe, plus la descente sera profonde. Il est naturellement possible que la démocratie trouve encore des interprètes de grande valeur, mais je crois que cela n’aura guère lieu que dans les pays où elle n’a jamais existé, les pays féodaux ou semi-féodaux, coloniaux, qui n’ont atteint que depuis peu le seuil de la révolution dite bourgeoise. Pensez à des hommes comme Sun Yat Sen et Gandhi, et comparez-les à nos ministres démocrates à l’instant mentionnés ; les uns et les autres appartiennent au même mouvement historique, mais ceux-là en sont à l’aube et ceux-ci au couchant. Les chefs de la démocratie européenne montrent, pour le dire en bref, tous les signes d’une classe politique qui a épuisé sa mission.



Ignazio Silone. L’école des dictateurs, Gallimard, 1963.