Que ce soit parmi les catholiques ou les anarchistes, beaucoup de difficultés de compréhension proviennent de la confusion des termes Etat, gouvernement, société. Dans son ouvrage les lois internes de la société, le père Luigi Sturzo fait le meilleur exposé catholique que j'ai jamais lu sur la question. Il montre que l'Etat n'est qu'une forme de gouvernement. Quand on cherche à analyser la position des anarchistes (en particulier des anarcho-syndicalistes), on se rend compte qu'il ne s'agit pas d'autre chose que de corps de gouvernement décentralisés et autonomes. C'est une forme de gouvernement. La confusion naît de ce que quelques écrivains anarchistes font du mot gouvernement un synonyme d'Etat; ils expriment leur refus catégorique de croire au gouvernement alors qu'ils veulent parler de l'Etat.

En démocratie l'Etat est le gouvernement par mode de représentation. Mais rien n'oblige un catholique à croire qu'un peuple doive nécessairement être gouverné par des représentants. Le catholique est libre de préférer tel ou tel mode de gouvernement, comme le montre clairement saint Thomas dans le traité de la loi de La Somme Théologique. Dans la question 90, article 3, saint Thomas affirme : Une loi, à proprement parler, regarde d’abord et avant tout l’ordre du bien commun. Ordonner quoi que ce soit au bien commun appartient soit à tout le peuple, soit à quelqu’un qui est le représentant de tout le peuple. D’où il appartient, soit à tout le peuple, soit à un personnage public qui à la charge de tout le peuple, de faire des lois, car dans toutes les autres matières, ordonner toute chose à la fin concerne celui à qui la fin appartient.

Les anarchistes pensent que tout le peuple constitué en communauté devrait s’occuper des taches de gouvernement au lieu de recourir à l’intermédiaire d’un Etat distant et centralisé. La citation de saint Thomas prouve qu’une telle conviction n’a rien d’hérétique. Un chrétien peut certainement être anarchiste. Quant au gouvernement procédant du péché, saint Augustin distingue entre gouvernement de coercition et gouvernement de direction. Il dit que le premier résulte du péché mais non le second, parce que l’homme est un être social. On pourrait dire que les anarchistes soutiennent le gouvernement de direction (aide mutuelle) mais rejettent le gouvernement de coercition (Etat).

Notre Seigneur nous appris à prier ainsi : « Que votre règne arrive sur la terre comme au ciel. » En d’autres termes plus le gouvernement terrestre se rapproche de l’ordre des choses du ciel, plus il est chrétien. Je crois fermement, sans savoir si c’est réalisable ou non, que la société anarchiste est plus proche de cet idéal que n’importe quelle autre forme de gouvernement. Comme le chrétien vit dans l’espérance, nous pouvons en faire le but que nous travaillons à réaliser, même si cela parait aussi peu pratique que le calvaire.

Extrait d’une lettre de Robert Ludlow, rédacteur en chef du Catholic Worker, à Dorothy Day, vers 1936, cité in La longue solitude, mémoire de Dorothy Day, éditions du Cerf, 1955.