Les dénonciations moralisantes de l'horreur économique s'adressent en premier lieu aux employés menacés par l'accélération de la modernisation, à cette classe moyenne salariée qui s'était rêvée bourgeoise et se réveille prolétarisée. Mais ses peurs et sa fausse conscience sont partagées par tous ceux qui ont quelque chose à perdre au dépérissement de l'ancien État national qu'organisent les pouvoirs qui contrôlent le marché mondial : travailleurs des secteurs industriels jusque là protégés, employés des services publics, gestionnaires divers du système de garanties sociales maintenant mis à la casse. Tous ceux là forment la masse de manœuvre d'une espèce de front national-étatique, un informel "parti de Décembre" ou une sauce idéologique anti-mondialiste lierait toutes sortes de rebuts politiques avariés: républicains à la mode Chevènement, débris staliniens, écologistes socialisants, gauchos humanitaires en panne de militantisme et même néo-fascistes en mal de "projet social". Ce parti de la stabilisation n'a une vague apparence d'exister que pour fournir un exutoire aux récrimination contre les excès des partisans de l'accélération: il a pour raison d’être une protestation sans effet, et qui se sait elle même vaincue d'avance, n'ayant rien à opposer à la modernisation économique et sociale selon les exigences de l'économie unifiée.( Il n'est d'ailleurs pas un de ses soi-disant ennemis de l'unification du monde, jusqu'aux plus gauchistes, qui ne s'enthousiasme des possibilités de télédémocratie offertes par les "réseaux"). Une telle représentation des mécontentements sert surtout à intégrer la protestation dans des pseudos-luttes ou l'on se garde toujours de parler de l'essentiel et ou l'on revendique les conditions capitalistes de la période précédente, que la propagande désigne sous le nom d’État-providence; elle ne pourrait prendre quelques consistance, comme relève politique, qu'à l'occasion de troubles graves, mais ce serait alors pour étaler son impuissance à restaurer quoi que ce soi. En réalité le rôle historique de cette fraction national-étatique de la domination, et son seul avenir, est de préparer les populations- puisque tout le monde se résigne à ce qui est admis comme inévitable- à une dépendance et à une soumission plus profondes. Car le fond de tout cela, de toutes ces "luttes" pour le service public et le civisme, c'est la réclamation, présentée à la société administrée, de nous éviter les désordres que répand partout la loi du marché, pour laquelle "l’État coute trop cher". Et comment le pourrait-elle, sinon par de nouvelles coercitions, seules capable de tenir ensembles ces agrégations de folies que sont devenues les sociétés humaines civilisées? Qu'est-ce qui nous protège d'un genre de chaos à l'albanaise? Certainement pas la solidité des institutions financières, la rationalité des dirigeants, le civisme des dirigés, etc.

Jaime Semprun. L’abime se repeuple. Encyclopédie des nuisances, 1997.