Le nom de famille et même le nom de baptême sont des symboles de particularisme antiprogressiste, des vestiges de sociétés primitives, des séquelles de patriarcat prébiblique, des ferments d’aristocratie, des véhicules de préjugés généalogiques et des prétextes à point d’honneur enfantins. Il va de soi que la rationalisation techno-démocratique et l’établissement du grand combinat mondial décrétant la normalisation des écrous, des salaires, des cylindrées, des boissons hygiéniques et des consciences rejettera dans l’obscurantisme dérisoire ces petites vanités du nom distinctif. Pour commencer, il sera procédé à la distribution des matricules, et si, comme il faut le craindre, l’individu renaît sous le matricule, si on voit apparaître des races de matricule, des honneurs de matricule, alors on trouvera bien autre chose, et même on supprimera le matricule car il n y a pas besoin de numéroter ce qui doit être confondu. L’humanité est en marche vers les déserts de l’absolu. Du Ponant à l’Orient, les masses mondiales cotiseront à la même caisse et je vous demande un peu où seront les Pierre, Paul, Samuel,, Ivan, José, Ahmed et Jerry dans ce poudingue social parfait, cette gelée protoplasmique non différenciée où nous sommes conviés tout doucement sous les différentes bannières de la liberté ? Dieu merci, nous pouvons alors espérer que l’état civil aura été transféré dans l’autre monde. A mesure que se développe une certaine notion aberrante et inhumaine de l’universel, je tends à me ramasser dans le particulier. Quand je vois tous les citoyens, les banquiers, les marchands de tissus, les poètes, les plombiers, les nègres, les hommes d’état, les sorciers, les petzouilles et les jongleurs aller à leurs affaires dans le même costume avec la même serviette de cuir, j’ai envie de me balader en justaucorps et avec une hallebarde ou en souquenille avec une fourche. Ne pouvant batailler utilement pour le retour aux hiérarchies colorées, la renaissance des sociétés disparates et les privilèges de clocher, défendons au moins les résidus folkloriques de cette province européenne, de cette circonscription occidentale affectée au tourisme et qui jusqu’à nouvel ordre s’appelle encore la France. Et pour commencer, la langue, l’accent, et le timbre.

Jacques Perret. Bâtons dans les roues. Gallimard, 1953.