Ils avaient fait une révolution. A leur corps défendant, sans doute, mais enfin ils avaient fait une révolution. Ils étaient sortis. Non sans une inquiétude, secrète, parce qu’il est doux d’être du coté du pouvoir, de la conservation, de la tradition. Ils se hâtaient donc de consolider tout ça. De se refaire une vie, de faire une fin. Ils se formaient hâtivement en parti, politique. Ils faisaient hâtivement leur petite restauration. Ils devenaient les potentats de la vérité, les dominateurs de la justice, les tyrans de la liberté, les rois de la république, les conservateurs de la révolution, les bibliothécaires et les archivistes de cette révolution une fois faite et parfaite et que nul ne recommencerait, n’oserait recommencer jamais plus. Situation unique : ils cumulaient, ils joignaient ensemble toutes les quiétudes que donne le régime établi, la puissance, la domination, la conservation, et toutes les inquiétudes, en réalité toutes les imaginations d’inquiétudes que laisse la liberté, la faiblesse, la révolution. Ces deux jouissances contraires se faisaient valoir, se multipliaient indéfiniment l’une l’autre, l’une par l’autre. Ils pouvaient à la fois être heureux autant et plus que des conservateurs, que les autres conservateurs, et, comme révolutionnaires, mépriser les anciens conservateurs (…) Ils ont à la fois tous les avantages de la solidité, politique et sociale, et ensemble toutes les incommutables joies du vieil orgueil révolutionnaire.

Charles Péguy. De la situation faite à l’histoire et à la sociologie dans les temps modernes (Novembre 1906). Œuvres en prose tome II, pp 510-511.