L’argent est la force et la puissance d’un monde séparé de l’esprit, c’est-à-dire de la liberté, de la signification, de l’acte créateur, de l’amour. Il existe deux symboles : le symbole du pain et celui de l’argent, et deux mystères : le mystère du pain, ou mystère eucharistique, et le mystère de l’argent, ou mystère satanique. Une grande tâche s’offre à nous : renverser la puissance de l’argent et constituer un gouvernement du pain. L’argent sépare l’esprit et le monde, l’esprit et le pain, l’esprit et le travail. L’argent est l’ennemi essentiel d’une spiritualité intégrale englobant toute la vie humaine. Séparée de la plénitude de la vie, la spiritualité justifie la puissance de l’argent et trahit le symbole du pain. Dans le symbole du pain, l’esprit s’unit à la matière de ce monde. Le monde retranché de l’esprit se place sous le signe de l’argent. Le règne de l’argent est précisément le règne de l’objectivation. Le symbole du pain nous ramène au contraire à l’existence authentique. Le règne de l’argent est le règne des fictions, le règne du pain est le retour aux réalités. Le socialisme lutte contre un règne qui se situe sous le signe de l’argent. Mais si le socialisme est retranché de l’esprit et de la spiritualité, il reviendra fatalement au règne de l’argent. Le règne de l’argent est celui du prince de ce monde, le règne du bourgeoisisme. Ce sera le cas également du royaume socialiste, si le socialisme ne s’unit pas à la spiritualité. Seule la spiritualité, c’est-à-dire la liberté, c’est-à-dire l’amour, c’est-à-dire la signification, s’oppose efficacement au règne de l’argent, au règne du prince de ce monde.

Nicolas BERDIAEV, Esprit et Réalité, 1939.