J’ai fait un rêve l’autre nuit, un rêve de révolte. Ce n’était pas à Mégara, faubourg de Carthage. Ni même à Clichy sous bois, banlieue de Paris. C’était chez les vrais pauvres de France. C’était toi, mon frère, picard les pieds trempés dans cette sale glaise qui accroche tes chausses depuis quinze générations, toi la caissière des magasins U de Vitry-le-François, toi le Septimanien, d’Alès ou de Béziers, né ici ou ailleurs peu m’importe, toi le petit-fils d’ouvrier agricole italien, marocain ou espagnol, toi l’ensouché pour l’éternité dans ta semi-campagne près Montluçon, toi le rurbain comme on disait dans nos livres de géographie des années 90, toi à qui l’on vend des écrans plats payables en dix fois sans frais, toi l’amateur d’émissions de variétés, toi le jeune néo-skin parce que tu n’as rien d’autre à foutre, toi le teufeur qui brûle tes neurones dans des free en attendant de crever dans un accident de la route, toi l’ado dépressif des jeux de rôles à qui l’on donne le choix entre un CAP de plombier et un permis poids-lourd, toi l’inculte à qui l’on a tout refusé fors l’iphone où tu télécharges tes applis inutiles pour passer le temps, toi le lecteur de chiens écrasés sur ton exemplaire graissé de PQR au dernier bistrot ouvert après 18h00 le vendredi, toi le manu au chômage six mois sur douze, toi le chef d’équipe toujours heureux de son travail bien fait, toi l’abonné des vols low cost pour Djedda ou Bali où la tristesse est la même, toi le défait, toi le rouillé, toi l’abandonné, toi le peuple qui fait les tribuns populistes, toi l’ancien stal cher à Jérôme Leroy, toi le désabonné d’Aujourd’hui en France qui connaît mieux Obama que de Gaulle, toi qui ne liras jamais ce papier parce qu’on t’a dit que c’était prise de tête, toi qui ne sais même plus si tu veux vivre mais qui veux juste continuer, toi l’alcoolique de solitude, toi la grand-mère qui joue ta pension au PMU en souvenir de ton défunt, toi que même Houellebecq ne saura pas décrire, toi qui as les foies de te foutre le feu comme de l’autre côté de la méditerranée et qui finiras pendu dans ta salle de bain, toi le mélancolique, toi la mauvaise conscience, toi l’oublié, toi les Feux de l’amour 34ème saison, toi qu’as fini encore une fois ton pot de Nutella en lisant Closer, dans mon rêve c’était toi pour une fois qui faisait la révolution. Dans mon rêve, tu avais lu Christophe Guilluy et tu avais compris que tu étais du côté de cette Fracture française qui paie toujours la facture. Oh, ce n’était même pas la facture économique qui était lourde, elle a toujours été si lourde, non, dans mon rêve, c’était cette facture sociale dont tu prenais conscience, facture métaphysique presque qui te laissait toujours du côté des infra-humains. Toi, la mairie ne t’a jamais payé des vacances à Courchevelles, la maîtresse ne t’a jamais emmené au Louvres et tu n’étais même pas invité le 14 juillet dans les jardins de l’Elysée. Parce que tu n’as jamais rien représenté. Tu as la gueule de tout le monde, les fringues d’H&M, et parfois quand tu tunes ta voiture tu as l’impression de rentrer dans un club élitiste. Aujourd’hui, dans mon rêve, tu avais compris qu’il y a deux sortes de pauvres, ceux du bruit et de la fureur et ceux qui passent en silence. Toi, tu es ceux-là. Toi, tu ne fais pas les unes des journaux, même télévisés, toi tu es à peine un bon client pour les soirées thématiques pourries de France3 ou pour Enquête inédite sur Direct 8 : « Voyage au cœur de cette France qu’on ignore. » Celle qui se couche tôt et c’est bien fait pour elle. Toi, dans mon rêve, tu avais compris que les autres pauvres « au pied de leur immeuble, ils ont désormais un coach, un conseiller de l'ANPE, un moniteur d'auto-école, un pôle de réussite Grandes écoles… » et que toi devant ta maison, t’as toujours rien. Et surtout personne.

Toi, dans mon rêve, toujours avec Guilluy, après t’être longtemps demandé pourquoi alors que « dans les années 1950-1960, il y avait des fils d'ouvriers sur les bancs de Sciences Po, comme sur ceux de l'Assemblée nationale, aujourd'hui, il n'y en a plus », tu comprenais enfin : c’est qu’on ne t’aimait pas, et qu’on n’avait aucune raison de t’aimer. C’est qu’on t’avait fait remplacer ta nappe à carreaux d’abord par du formica, puis par des meubles Ikea, mais que ça ne te rendait toujours pas sexy. Dans mon rêve, tu comprenais qu’on t’avait enlevé ton costume, tes chansons, ta musique, ta langue, tes fêtes, tes dévotions, ta famille, tes voisins, tes amis, tes désirs, tes rêves et que tu avais été jeté, nu comme un ver, dans l’immense marché des exotismes. Et toi, quoi que tu en aies, t’étais pas concurrentiel. T’étais comme un Justin Bridou perdu chez Trois-Gros. Une balayure sous le tapis.

Mais dans mon rêve aussi, tu t’apercevais soudain que tu étais nombreux, comme une Grande Armée qui aurait attendu l’arme au pied son Empereur. Comme une colonie de lemmings qui soudain refuse de se suicider dans la rivière et qui retourne à la prairie. Dans mon rêve, tu étais comme un Comanche qui inversait le cours de l’histoire, comme un Français après Azincourt, Sedan ou Juin 40, comme un Russe à Stalingrad, comme Mandela dans sa prison. Et tout recommençait. Toi aussi, tu fais un rêve, cette nuit, un rêve de révolte.