Il y a des jours où l'esprit (je parle des esprits de feu) s'éveille au matin l'épée nue dans une sorte de fureur, comme Saul, et voudrait tout saccager. J'imagine que de Maistre à Saint Saint-Pétersbourg s'éveillait chaque matin dans cet état-là. Son talent était à jeun, son glaive était altéré. Il fallait qu'il abordât sur l'heure, qu'il prît à partie et passât au fil de l'épée un nom, une idée quelconque en crédit, qu'il souffletât une opinion reine du monde. Il appelait cela tirer à brûle-pourpoint sur l'ennemi. Cet « à brûle-pourpoint », qui était son mot favori, exprime bien le geste naturel et le tic de sa pensée. Il croyait en homme sincère n'avoir affaire qu'au faux et, cela posé, il se passait toutes ses licences. L'homme du monde, l'homme de cour et de qualité prenait le dessus, la belle humeur s'en mêlait ; on peut s'étonner que jamais la réflexion chrétienne, jamais l'humilité du plus loin rappelée ne soit venu tempérer l'exécution. C'est ainsi que, sans une goutte de fiel dans le cœur, il semble avoir poussé à son comble la faculté du mépris, de l'outrage. Il est l'homme qui, à tout bout de champ, a dit le plus volontiers à son frère : raca, c'est-à-dire, tu es un sot. C'est comme une sorte de gageure. Cet homme assurément veut faire enrager le monde. Nous avons déjà surpris chez Montaigne cette verve d'écrivain qui s'anime et se joue, et se lâche bride à tout propos. Mais de tels jeux tirent bien autrement à conséquence chez les dogmatiques que chez les sceptiques ; et l'on pourrait même soutenir que, chez les dogmatiques tels que de Maistre, ils sont plus directement ruineux à la foi même, en la compromettant dans la personne de ses champions les plus avancés et au moment de sa prétention la plus hautaine. Malgré sa forte conscience, malgré sa doctrine puisée en général aux sources; quoiqu'il pratique de première main Aristote en grec aussi bien que Pindare, et qu'en vrai gentilhomme de l'intelligence qu'il est , il aille droit sans marchander à ses pairs, quoique par vocation, et en haine de ce qu'il appelle les français, il s'attaque au corps des choses, aux pièces de haut-bord ; malgré tout ce poids imposant, de Maistre est parfois léger. Plume en main, il pirouette, il a des talons rouges sur la cime de ses hautes idées, dans les intervalles de ses in-folio. Si sérieuse que soit la matière en jeu, un souffle plus politique que moral, un ton du monde, de société, de circonstance traverse, se fait sentir ; ce sénateur de Chambéry a un bout de cocarde de Coblentz. Il y a du Rivarol chez de Maistre.

Saint Beuve, Port Royal

Merci à Erwan S.