Quelqu'un qui, dans sa chambre, se mettrait systématiquement à détruire son mobilier, à tout piller, à passer par la fenêtre le fauteuil où il s'assied, le lit où il dort, la table où il mange, le contenu de ses armoires etc.,etc. serait un fou. Mais, nous, oubliant que nous sommes des créatures et non des créateurs, des locataires de la création qui nous environne et nous permet de vivre, c'est exactement ce que nous faisons. Plus une motte de terre qu'on ne retourne pour voir dessous ; pas un désert qu'on n'ausculte ; pas une montagne qu'on n'ouvre et ne crève ; pas une mer qu'on ne laboure, dessus, dedans, dessous. On taquine les volcans. On chatouille les typhons. Tout est bon à prendre à canaliser, à capter pour les seules fins de notre science actuelle. L'énergie vous comprenez ? le problème de l'énergie... Comme si le seul Age d'Or auquel notre espèce fût capable de rêver, notre idéal humain, prochain, concrètement réalisable et métaphysiquement nécessaire, était celui d'une population de culs-de-jatte se propulsant dans des fauteuils roulants en moteur ! Des jambes et des bras à quoi cela sert-il ? Et des têtes donc ! L'énergie que nous consommons au point de ne plus savoir où la prendre (dans le soleil, qui doit tout de même être bon à autre chose qu'à éclairer et à chauffer nos jours ? en brulant nos ordures trop précieuses pour être jetées ? par quelque adroite industrie encore imprévue usant d'un savant réemploi de nos défécations ?) cette énergie qui n'avait jusqu'ici fait défaut à aucune des civilisations échelonnées au long des millénaires, ne serait-elle pas celle qui manque, fût-ce presque imperceptiblement, à chaque individu de chaque peuple et de toute nation d'un bout à l'autre de la terre ? D'où la nécessité soudaine de cette somme fabuleuse, qui ne serait finalement qu'un produit de substitution. Comme si la plupart des êtres humains ne savaient pus guère qu'ils ont des mains, des jambes, des têtes et des coeurs, une volonté, de l'amour et des facultés qui permettent tous les échanges et qui ont en tout cas suffi, siècle aprés siècle depuis le fond des temps, sinon à faire le bonheur du monde, du moins à n'en pas accomplir le malheur et la destruction. La grande voix irremplacable de Georges Bernanos, qui restera comme le dernier homme entier si jamais nosenfants et nos oetits-enfants ont le loisir d'écrire encore quelques chapitres de l'histoire universelle, appelait il n'y a pas longtemps la France contre les Robots.

Armel Guerne, texte inédit, circa 1950 in Le Verbe Nu, Le Seuil, 2014.