Depuis plus de cent ans on a mis toute la confiance de la vie humaine dans des bricoleurs. Chaque fois qu'ils ont trouvé un truc on a crié au miracle. Chaque fois on s'est un peu plus donné, pieds et poings liés sans crainte, les yeux fermés avec une confiance de tonnerre de Dieu, on est arrivé non seulement à presque tout faire avec des trucs, mais, ce qui est plus terrible encore, à désirer tout faire avec des trucs. On a perdu l'habitude de se servir des membres, faits pour servir. C'est tout juste si ces derniers temps il n'a pas été question de faire des enfants avec des seringues. En tout cas, il n'y a plus un seul homme qui consente à se déplacer sur la terre à l'aide de ses jambes (si on leur disait que c'est naturel, ils crieraient qu'on veut retourner en arrière); mais ils sont fiers comme Artaban parce qu'ils ont trouvé le truc qui leur permet de se trimbaler le long des routes en faisant péter de l'essence sous un fauteuil. Si jamais ce truc-là venait à leur manquer, les routes seraient désertes, pas un n'oserait se servir de ses jambes. D'ailleurs, auraient-ils encore des jambes? A plus forte raison, plus personne n'ose se servir de ses viscères. Ce foie admirable qui noircissait comme l'orage dans les flancs des héros d'Homère, à peine si maintenant on s'en sert pour être acariâtre ou bilieux! Qui, parmi tous ces veaux, est encore capable de prendre une sacrée colère? Avec des petits trucs pour vivre et des petits trucs pour gagner sa vie, on va au jour le jour. Si on se trouve devant une obligation de grandeur, on biaise, on l'évite, on s'écarte par la tangente. Si on souffre trop, on fait un discours, ou on écoute un discours; car on est peut-être capable d'inventer le truc du téléphone, de la T.S.F. et de l'avion, mais on n'est pas capable de trouver des raisons individuelles de grandeur.

Jean Giono, Promenades de la mort, In L'Oiseau bagué, 1943.