La nouveauté du concept d’État a été soulignée par l’Américain William Cavanaugh. L’historien Émile Poulat note l’absence du mot « État » dans les textes de Vatican II : on peut estimer que cette lacune révèle l’insuffisance de l’analyse du monde moderne faite par les Peres conciliaires ; mais plus positivement, elle manifeste justement une résistance instinctive de la théologie catholique à un concept qui lui est traditionnellement étranger. Contrairement a ce que l’on pourrait penser, l’absolutisme royale comme le despotisme éclairée sont des phénomènes éminemment modernes – de même que le seront les totalitarisme du xxe siècle – qui ne s’enracinent pas tant dans la théologie chrétienne que dans des théories apparues pour en libérer le pouvoir politique – de la souveraineté de Jean Bodin aux divers contrats sociaux des Lumières en passant par le Léviathan de Hobbes. Comme Remi Brague le fait remarquer (La loi de Dieu, Gallimard, 2005), le « doit divin des rois » n’a guère été formulée avant le XVIIe siècle, l’ « alliance du trône et de l’autel » ne remonte pas plus haut que la restauration. En 1935, en plein nazisme, l’Allemand Erik Peterson, un théologien laïc d’origine protestante converti cinq ans plus tôt au catholicisme, publie Le monothéisme : un problème politique (Bayard 2007), brève étude visant à montrer que le dogme trinitaire et l’eschatologie chrétienne s’opposent au monothéisme politique, c’est-a-dire a la sacralisation et a l’absolutisation du pouvoir. L’Anglais John Milbank, philosophe anglican, declare :

Pour Augustin comme pour Paul, le pouvoir politique est à la fois un châtiment du péché et une manière d’en limiter les effets. La véritable justice sociale et politique exige la soumission au vrai Dieu, qui n’est possible que par le Christ.

L’Américain David Schindler, laïc catholique responsable de l’édition anglo-saxonne de la revue Communio, développe une théologie de communion aux implications antilibérales. Pour lui :

L’identité propre – et la mission – du fidèle laïc consistent, en un mot, a être une présence eucharistique au cœur du ‘séculier’, une présence qui, précisément par son caractère supranaturel, restaure la juste signification séculière de la création, son intégrité naturelle, ou sa justa autonomia (sa juste autonomie) en tant que créature. Le dominicain anglais Aidan Nichols prône le réveil de la chrétienté (www.christendom-awake.org). Selon lui, il faut retrouver une économie domestique. Pour cela, il plaide pour la renaissance intégrale de la famille comme cellule de base de la société. Depuis la révolution industrielle, la famille a perdu successivement ses diverses fonctions (production, enseignement, éducation, hospitalité, charité…) au profit de l’État, des entreprises et autres institutions extérieures, ce qui a entraînée son déclin. La famille doit récupérer ses fonctions sociales, en particulier par la reconstitution d’un capital foncier, mobilier et immobilier, base d’une veritable économie domestique. Utopie ? Non, réalisme. En temps de crise du capitalisme, c’est justement en ce sens que s’orientent la plupart des initiatives alternatives – très concrètes, pragmatiques et pratiques – qui ont des succès variés d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique (l’Amérique a la pointe du capitalisme étant logiquement a la pointe des expériences alternatives). École a la maison, écoles libres, retour a la terre, communautés de familles, coopératives alimentaires, microentreprises dans l’esprit de Schumacher (Small Is Beautiful), jardins potagers familiaux ou associatifs, etc., sont autant de signes tangibles de ce que pourrait être une économie domestique refondée sur le local et le familial. Ce que d’aucuns ont nommés le localisme .

Pour Nichols le christianisme remet l’État a sa place car, comme l’écrit saint Paul, le Chris a « dépouillée les Principautés et les Puissances et les a données en spectacle a la face du monde en les traînant dans son cortège triomphal » (Colossiens 2, 15) Le pouvoir séculier, bien qu’utile voire indispensable, n’aura qu’un temps (c’est pourquoi on le dit « temporel ») et ses dispositions sont provisoires. L’État doit être un « État humble », réduit à ses fonctions essentielles.

Cf. Denis Sureau, Pour une nouvelle théologie politique (Parole et Silence 2008).