Synthèse du livre d'André Gorz 2

Epilogue :

Epilogue : Vingt-cinq ans auront été perdus avant que ne soit prise au sérieux, en France, la perspective d'une contraction de plus en plus rapide du volume de «travail» nécessaire, et donc la réduction possible et désirable du temps de travail fourni par chacun. Pendant vingt-cinq ans, les sociétés occidentales seront entrées dans l'avenir à reculons. Les sociétés issues du fordisme se sont défaites au profit de non-sociétés dont la mince couche dominante accapare la quasi-totalité des surcroîts de richesse devenus disponibles, cependant que l'absence de projet et de repères politiques aboutit à la dissolution de tous les liens, à la haine de tout, y compris de la vie, y compris de soi.




Ce qui se met en place est une utopie au sens étymologique du terme : une sorte de déréalité réelle qui se surajoute aux décombres d'un monde défunt, tisse un monde second, dit «virtuel», sans temps, ni lieu, ni épaisseur, ni résistance. L'informatisation généralisée n'abolit pas seulement le travail, elle abolit le monde sensible et avec, la capacité de juger du vrai et du faux ; des technogreffes envahissent le corps lui-même. La sensibilité du vivant est recouverte par le délire auto-programmable du cyborg rejetant comme obsolète la corporéité naturelle qui l'empêche de «sentir de façon cosmique». En cela, la technoscience abolit et disqualifie «l'humanité de l'humanité».




Que signifie dans ces conditions «s'approprier» la techno-science ? Qui peut se l'approprier? Quel sujet? La question devient fondamentale. La technoscience acquiert en effet la puissance d'abolir la frontière entre la technique et le vivant, entre le langage machine et le langage propre des sujets vivants. L'ingénierie du vivant, l'ingénierie psychique donnent naissance au règne d'un sujet trans- et supra-humain.




L'accession à la puissance cosmique d'un surhomme affranchi de ses faiblesses et de sa finitude, s'interprète plus véridiquement comme une victoire totale du capital qui, en devenant immatériel, parvient à exproprier les hommes de leur corps, de leur monde pour prendre totalement possession de leur vie. De même que la frontière entre la technique et le vivant, la différence s'efface entre l'homme et le capital : l'homme est réduit à une force productive. En poursuivant l'abolition du travail, le capital poursuit celle de l'homme lui-même pour le subsumer, l'absorber en soi, en faire son sujet. François George montrait que le capital fonctionne ontologiquement comme ens causa sui, c'est à dire comme Dieu.




L'évidence du front du conflit apparaît : il est partout où est en jeu le droit des personnes sur elles-mêmes, sur leur vie, sur leur capacité à se comprendre comme des sujets, à résister à tout ce qui et à tous ceux qui les dépossèdent de leur sens, de leur corps, de leur culture commune, d'un lieu où ils puissent se sentir «chez soi» et où l'agir et le penser, l'imagination et l'action puissent s'épanouir de concert.







Serge Lellouche – Fraternité des chrétiens indignés