On connaît plus ou moins l’écologie politique, représentée par divers partis et mouvement, on connaît un peu l’écologie scientifique, largement vulgarisée par les mass medias, mais on connaît généralement mal l’écologie radicale, et notamment l’écologie profonde, nébuleuse fantasmatique parée de vertus négatives, constituée d’adorateurs de Gaïa, de prédicateurs de la lampe à huile, de terroristes de la chlorophylle et autres Khmers verts…

L’écologie profonde, ou Deep Ecology, a été inventée au début des années soixante-dix par le philosophe norvégien Arne Naess et d’autres penseurs anglo-saxons comme Alan Drengson, Bill Deval, David Rothenberg ou George Sessions. C’est en 1973 qu’Arne Naess publie le texte fondateur de l’écologie profonde , qu’il oppose à l’écologie « superficielle » (shallow ecology) des Etats et des institutions internationales. L’écologie profonde est davantage un mouvement philosophique que politique, et s’inspire de la pensée d’Aldo Leopold, fameux écologue et conservationniste américain, auteur de l’Almanach d’un Comté des sables (1949) : le chapitre final intitulé Land Ethic ou éthique de la terre propose d’opérer une extension de l’éthique aux « choses » naturelles non humaines, c’est-à-dire aux animaux, aux plantes, aux eaux, aux terres er finalement aux écosystèmes eux-mêmes, même quand ils ne sont pas économiquement valorisables. Bref, la Land Ethic et à sa suite la Deep Ecology défend l’idée que les choses naturelles ont, autant que l’homme, le droit de continuer à exister – ce qui n’implique pas qu’il soit interdit d’en user. L’homme n’est pas membre seulement d’une communauté humaine mais d’une « communauté biotique » (c’est-à-dire du vivant), son milieu d’existence. Dans un article célèbre de 1972, « Should Trees Have Standing ? » (« Les arbres ont-ils des droits ? »), le professeur de droit C. D. Stone soutenait que, puisque la loi américaine reconnaissait des droits à des entités qui n’en avaient auparavant pas (enfants, esclaves…), elle pouvait en donner aux arbres, c’est-à-dire aller au-delà de l’intérêt de quiconque pour les arbres et prendre en charge l’intérêt des arbres eux-mêmes. Cette éthique de l’environnement est aussi celle du philosophe Holmes Rolston III qui défend, contre la vision utilitaire dominante, l’idée d’une valeur intrinsèque de la nature.

L’écologie profonde part d’un constat de crise aujourd’hui universel, reliant la crise écologique à la crise de l’homme. En considérant la nature seulement comme un matériau objectivable par la science et une ressource exploitable par la technologie, l’homme moderne s’est mutilé lui-même : sa conscience est désormais fragmentée, coupées des réalités, livrée aux artefacts. Selon Alan Drengson, c’est à partir de la Renaissance et des Temps modernes que la logique technocratique a progressivement supplanté la logique organique de sociétés religieuses – chrétiennes ou autres – enchâssées dans le cosmos, dans la Création. Si l’aliénation de l’homme et de la nature est une, l’écologie profonde cherche à sauver la nature en restaurant l’unité du moi : c’est le moi écologique, « The Ecological Self » de Bill Devall, un moi étendu à la nature, extension éthique mais aussi empathique.

L’écologie profonde valorise la diversité tant du point de vue culturel que naturel, en s’opposant à l’industrialisation comme à la mondialisation et en promouvant les soft techniques, la décentralisation et l’autonomie locale. Ce qui est au centre de l’écologie profonde, c’est le principe de la sacralité de la vie et de « l’égalité biotique », de l’égale dignité de tous les êtres vivants – qui autorise le néomalthusianisme d’Arne Ness et se rapproche de l’antispécisme de Peter Singer et de l’ALF (Animal Liberation Front). Cela dit, globalement l’écologie profonde – et Arne Ness lui-même en parlant de la chasse à la baleine chez les Esquimaux – reconnaît le droit d’une espèce, l’homme, de tuer des membres d’une autre espèce pour survivre – mais pas d’éliminer l’espèce tout entière -, et que toute culture est légitime quand elle ne promet pas une logique qui atteint précisément à la fin d’une espèce ou la destruction des écosystèmes (ce qui est précisément le cas de la culture industrielle). Les sociétés traditionnelles de paysans ou de chasseurs-cueilleurs sont notamment défendues et valorisées. La question de la régulation des populations humaines reste en débat au sein des courants écologistes radicaux, certains promouvant le contrôle des naissances mais d’autres misant sur une autorégulation naturelle des populations plus en accord avec les principes écologiques. Paradoxalement, alors que la population mondiale a quasiment doublé en quarante ans, la critique de la croissance industrielle avec les courants de la « décroissance » s’est intensifiée alors que le malthusianisme des débuts s’est plutôt tassé.

Si l’écologie profonde reste assez vague quant à l’application de son projet, le biorégionalisme de Peter Berg avec la Planet Drum Foundation ou Kirkpatrick Sale avec Dwellers In The Land (1985) peut en être considéré comme la principale traduction pratique, défendant une organisation du monde en « biorégions » cohérentes et autonomes, à échelle humaine, selon le titre d’un de ses fameux livres, Human Scale (1980), proche du Small Is Beautiful (1973) d’Ernst-Friedrich Schumacher. Pour Sale également, la science et la technologie ont libéré l’hubris humaine de ses frontières culturelles – notamment religieuses – et la crise écologique et civilisationnelle actuelle requiert une « humilité spécifique » (speciate humility). Le courant actuel du Rewilding s’inscrit aussi dans cette vision d’une réconciliation de la culture sous toutes ses formes avec la nature.

Les courants radicaux de l’écologie, comme l’écologie profonde et le biorégionalisme, s’ils se distinguent par certains aspects, se rejoignent sur l’essentiel : le modèle de société et le système économique actuels sont à terme intenables tant pour l’homme que pour la nature, et il convient de changer de paradigme en sortant de l’économisme, du capitalisme, de l’industrialisme et du productivisme. Refonder une société subsidiaire, décentralisée, relocaliser l’économie et la réenchâsser dans une société à mesure humaine, promouvoir une agriculture insérée dans son environnement, préserver, conserver et restaurer la nature sauvage… Contrairement à l’écologie superficielle, qu’elle soit gouvernementale ou institutionnelle, qui ne propose qu’une meilleure gestion du système existant (développement durable, capitalisme vert, green deal, etc.), l’écologie radicale se propose, comme son adjectif l’indique, de s’attaquer aux racines de la crise écologique globale envisagée comme une crise systémique, une crise de système, de civilisation – et de retrouver les racines d’une société authentiquement humaine parce que respectueuse de la nature – et réciproquement.

Si à la suite de l’article célèbre de Lynn White Jr , le christianisme est parfois mis en accusation, l’écologie profonde témoigne généralement d’un intérêt bienveillant à l’égard des religions. L’Ecologiste, édition française de la revue The Ecologist de Teddy Smith qui s’inscrit dans le courant de l’écologie profonde, a consacré des dossiers aux relations entre écologie et religions – saluant au passage le futur Benoît XVI. Et ce n’est pas le moindre mérite du livre récent de Frédéric Dufoing sur "L'écologie radicale" que de consacrer son dernier chapitre au philosophe paysan Wendell Berry, écologiste chrétien et tête de file du courant agrarien, qui montre la voie d’une « haute écologie », d’une écologie authentique.

Références :
Frédéric Dufoing, "L’écologie radicale", Illico / Infolio, 2012, 158 p., 10€
Arne Naess, « Le mouvement d’écologie superficielle et le mouvement d’écologie profonde de longue portée : une présentation » (1973), traduction française in Afeissa, H. S., Ethique de l’environnement, Vrin, Paris, 2007
Lynn White Jr, « Les racines historiques de notre crise écologique », 1967