Entretien avec Vincent Coussedière

Professeur agrégé de philosophie, Vincent Coussedière est auteur d’un essai vigoureux, Eloge du populisme (Elya éditions 2012), qui propose et provoque une réflexion politique au-delà des analyses courantes et réductrices.

- Pourquoi, pour reprendre votre expression programmatique, faut-il aujourd’hui « repenser le populisme » ?

- D’une part parce qu’il y a une réalité profonde du « populisme » qui risque de nous occuper encore durant de nombreuses années. D’autre part parce que cette réalité est totalement déformée par les interprétations actuelles et dominantes.

- « Populiste » est aujourd’hui un adjectif aussi imprécis qu’infâmant… Pourquoi ?

- Imprécis parce qu’on ne sait jamais à qui ou à quoi s’applique cet adjectif : qui est « populiste » ? L’homme politique, le journaliste, les médias (à commencer par ceux qui dénoncent le populisme…) ou le peuple lui-même, comme tend à l’accréditer l’expression « la montée du populisme » ? Infâmant parce que le contenu idéologique du populisme est pensé comme une forme « molle » de fascisme. Ainsi P. A. Taguieff parlera de « national-populisme »…

- Comment définir précisément le populisme ? En quoi les analyses habituelles sont insuffisantes ?

- Elles sont insuffisantes parce qu’elles traitent le phénomène comme une forme d’idéologie qu’elles cherchent à ressaisir à partir du discours des démagogues. Analysant ce discours, elles redescendent vers le peuple à qui elles prêtent les thèmes du démagogue. J’inverse la perspective : il faut saisir ce que signifie le populisme au niveau du peuple lui-même pour comprendre l’apparition du démagogue qui n’est qu’une conséquence du populisme et non sa cause. C’est pourquoi j’utilise souvent l’expression « populisme du peuple » pour le distinguer de la « démagogie populiste » qui cherche à l’exploiter… Ma redéfinition du populisme ainsi entendu comporte trois moments : le populisme est un mouvement de conservatisme qui ne trouve pas d’expression politique et partisane. Il est ensuite un mouvement d’opposition et de protestation par rapport à des représentants à qui il reproche de ne pas traduire politiquement son aspiration. Il est enfin la tentative de bricoler lui-même une alternative politique pour suppléer au défaut de l’offre actuelle.

- Le populisme traduit-il une crise de la représentation politique et un manque de démocratie ?

Certainement, mais la crise n’est pas seulement la crise de la représentation politique du peuple, elle est la crise du peuple lui-même. Le peuple c’est à la fois l’expérience de la similitude sociale, du commun, et l’expérience de la capacité de s’autogouverner à travers des institutions représentatives. Or c’est cette double expérience qui est attaquée aujourd’hui de manière essentielle et que le peuple voudrait conserver.

- De même que « peuple » et « nation » sont des notions et des réalités proches, « populisme » et « nationalisme » sont souvent liés : pourquoi ? Peut-il y avoir populisme sans patriotisme ?

- Parler de national-populisme c’est à la fois faire peur par la référence au national-socialisme et modérer en même temps le diagnostic en suggérant que le « national » auquel le peuple prétend faire retour est de toute façon une chose du passé comme le peuple lui-même est une chose du passé. Dominique Reynié en bon élève et continuateur de Taguieff parlera en ce sens de « populisme patrimonial ». Ces interprétations enferment le populisme dans un conservatisme stérile et un nationalisme « muséifié ». Elles traduisent un formidable mépris à l’égard du peuple réputé incapable d’avoir un rapport encore vivant à la nation. Comme si toute forme de fidélité au passé interdisait l’avenir. Comme si l’imitation du passé empêchait l’innovation alors que c’est le contraire qui est vrai. Le terme de patriotisme sert aujourd’hui à revendiquer l’héritage national sans être soupçonné de « nationalisme ». Le populisme est effectivement animé d’une forme de patriotisme ou de nationalisme, c’est-à-dire d’amour et de fidélité à la nation ou à la patrie, sans animosité et agressivité particulière par rapport à une autre nation. Vous n’êtes pas obligé pour aimer votre femme de détester celle du voisin ni de la convoiter, au contraire, c’est cet amour qui vous libère de cette détestation ou de cette convoitise !

- Vous écrivez que le populisme est un conservatisme : en quel sens ?

- En représentant le conservatisme comme une fin en soi on l’accuse de ne pas être créateur et ouvert à l’avenir. Il s’agit de délégitimer le conservatisme du peuple en lui reprochant de s’opposer à tous les magnifiques « progrès » qu’on lui propose. S’affrontent alors de manière idéologique un avenir prétendant faire table rase du passé et un fétichisme du passé coupé de l’avenir. Je crois que le conservatisme du peuple est beaucoup moins idéologique et beaucoup plus sage. Ce que le peuple veut conserver c’est une forme de sociabilité et une forme institutionnelle d’autogouvernement permettant le déploiement de son avenir. C’est le populisme qui aspire aujourd’hui à articuler le passé et l’avenir…

- Quel avenir pour le populisme ?

- On peut déjà prévoir sans trop de risque de se tromper que nous ne sortirons pas rapidement de ce « moment populiste ». Le populisme continuera donc d’être notre avenir proche. Ensuite on peut proposer deux versions de sortie du populisme. Version optimiste : le populisme débouchera sur une recomposition sociale et politique du peuple français lequel parviendra finalement à maîtriser ce qui le décompose. Après tout nous avons déjà traversé et surmonté dans notre histoire des crises aussi graves et profondes (c’est pourquoi on pourrait intégrer le moment populiste à une conception cyclique des formes de gouvernement, il serait une phase transitoire entre les phases démocratiques, oligarchiques et tyranniques). Version pessimiste : le malade ne parviendra pas à guérir de sa maladie et le populisme débouchera sur la décomposition finale et définitive du peuple français.

Paru dans La Nef