« Et comme mes vues et mes intentions, et celles de mes hommes, ont été très déformées, je vais profiter de l’occasion pour vous les dire, et j’aimerais que vous les fassiez connaître à tous vos frères dans le péché. Je veux que les marchands, les négociants en étoffes et habits, le gouvernement et le public comprennent que les griefs d’un tel nombre d’hommes ne doivent pas être pris à la légère…

Le général de l’armée des justiciers, Ned Ludd »

Dans les années 1810, les grands patrons du textile anglais qui recevaient ce genre de missive prenaient très au sérieux la menace, quand bien même l’existence réelle du « Général Ludd » était sujette à caution. Ce personnage populaire, nouveau Robin Hood, fut l’incarnation de la révolte des tisserands, tondeurs, tricoteurs et autres artisans contre le « Léviathan » de Thomas Hobbes et la « Main Invisible » d’Adam Smith. De 1811 à 1817, les conjurés luddites battirent la campagne nuit et jour pour attaquer les fabriques, et briser les machines. Des milliers de métiers à tisser mécanisés qui coûtaient des fortunes. Toutes les forces du royaume, tout ce qui défendait l’Etat et le salariat se ligua contre eux, et l’insurrection tourna en quasi guerre civile. Douze mille soldats de Sa Majesté furent mobilisés pour poursuivre les quelques centaines, voire quelques milliers de volontaires sous serment de l’armée clandestine. En 1812, le gouvernement fit voter une loi punissant le bris de machine de la peine capitale. L’an suivant, une deuxième loi fut votée : peine de mort pour ceux qui se prêtaient mutuellement serment. Rien n’y fit : les réunions secrètes et les attaques nocturnes se doublaient d’émeutes populaires.

L’historiographie progressiste range au mieux le phénomène luddite dans la préhistoire des luttes proto-syndicales, au pire dans la réaction toujours déjà dépassée d’inadaptés au progrès. La révolution industrielle fut bien plus qu’une simple révolution technique, mais une révolution totale de l’existence : elle détruisit des modes de vie séculaires et engloutit des communautés entières. Comme le note Julius Van Daal, auteur d’un excellent livre sur l’épopée luddite, la résistance des tisserands aux nouvelles machines à tisser était une résistance au machinisme et à l’industrialisme. Fondée sur un attachement farouche à la belle ouvrage et à la communauté villageoise, leur révolte ne ressortit pas tant d’une haine ou d’une peur des machines que du mode de vie dégradé qu’elles impliquaient. Ils ne luttaient pas seulement contre la machine, mais contre l’organisation industrielle du travail et de la vie qui allait mettre à bas les justes salaires, les anciennes constitutions et les professions organisées. Pour la décence, contre la misère. Pour les vieilles libertés, contre la servitude. Pour leurs communautés, contre la solitude. Ils luttaient pour que le libre artisan, défendu par sa guilde ou sa corporation, ne devienne pas le prolétaire esseulé, exploitable à merci, de la société industrielle.

Redécouvrir avec Julius Van Daal « la colère de Ludd », c’est se réapproprier cette tradition oubliée de la résistance populaire à l’horreur économique.

Julius Van Daal, La colère de Ludd, L’Insomniaque, 2012, 288 pages, 18€

Paru dans La Nef