Méconnu du monde occidental, le phénomène de la « folie en Christ » a connu en Orient chrétien, byzantin puis russe, une portée inestimée qui en fait une donnée incontournable de la spiritualité orthodoxe. Qu’est-ce que le « fol en Christ » ? C’est celui qui prend au pied de la lettre l’invitation à être fou selon le monde pour être sage selon Dieu, à faire de sa vie le parchemin où l’écrire et vivre jusqu’à l’incandescence la divine folie : « Nous sommes fous à cause du Christ. » (I Cor. 4, 10) Saint Paul « l’avorton » insiste à nombreuses reprises sur cette folie de Dieu et sur l’état d’abjection et d’humiliation des apôtres et disciples du Christ.

Possédé de Dieu, le fol en Christ devient dément pour dénoncer la démence du monde, singe la possession pour débusquer le démon, feint la débauche pour sauver les dépravés. Errant le plus souvent nu par les villes et les champs, totalement pauvre, totalement libre, il incarne le scandale et la folie de la Croix, et ses excentricités s’enracinent dans celles des prophètes hébraïques et des Pères du désert, saints fous, nus et brouteurs. Vénérés, craints, moqués, molestés, sur plus de douze siècles, les fols en Christ pratiquèrent jusqu’à l’aporie cette radicale « remise en question » dont parle Jésus, et éprouvèrent dans leur corps, par une ascèse dans le monde, contre le monde, la haine profonde que le monde porte au Sauveur. Par leurs incongruités, leurs stupidités, leurs obscénités, leurs blasphèmes et sacrilèges mêmes, ils dénoncèrent inlassablement le mensonge du monde et de son prince, de ses puissances, de ses dominations.

A partir de la fin du XVIIe siècle, lors du « Raskol », le grand schisme russe des « vieux croyants », les fols en Christ sont violemment persécutés et leur nombre et leur influence s’amenuisent – mais l’esprit de la folie en Christ a marqué l’âme russe, et on lit son influence chez le « Pèlerin russe », chez saint Séraphim de Sarov, saint Jean de Cronstadt et les autres grands mystiques russes du tournant du XXe siècle.

Cezary Wodzinski, Saint Idiot, La Différence, 2012, 375 p., 25,40€