« La démocratie est malade de sa démesure, la liberté y devient tyrannie, le peuple se transforme en masse manipulable, le désir de promouvoir le progrès se mue en esprit de croisade. L’économie, l’Etat et le droit cessent d’être des moyens en vue de l’épanouissement de tous, et participent désormais d’un processus de déshumanisation. »

Le constat, critique, n’est pas nouveau, mais ce qui nous intéresse ici est la lecture que fait Tzvetan Todorov des sources théologiques – et en l’occurrence hérétiques - des Temps modernes. Selon lui, l’hérésie de Pélage est devenue à travers la Renaissance et les Lumières la théologie séculière de la modernité, soubassement de son messianisme politique. Le nationalisme, le libéralisme et le communisme sont issus d’une même matrice philosophique et partagent ainsi l’utopisme révolutionnaire et potentiellement totalitaire qui s’est cristallisé autour de la Révolution française.

Le projet démocratique moderne est donc guetté par une maladie intime : son pélagianisme sécularisé. A savoir : vouloir faire le paradis sur terre, assurer le salut de l’humanité ici-bas. C’est cette démesure, cette hubris, qui fait passer de la démocratie comme régime à la démocratie comme idéologie.

Le messianisme révolutionnaire s’est mué en messianisme humanitaire qui prétend, en Irak, en Afghanistan, en Lybie et bientôt ailleurs, imposer la démocratie par les bombes. Or, rappelle Todorov, s’il y a des guerres légitimes, il n’y a pas de « guerre humanitaire » - oxymoron qui couvre l’interventionnisme des Etats les plus forts contre les plus faibles.

L’individualisme s’est mué en « tyrannie des individus » qui impose une profonde subversion du droit, qui n’est plus au service de l’intérêt général ni du bien commun, mais des revendications particulières de personnes et de groupes privés dans un contexte relativiste qui sape les fondements mêmes de la vie commune. Tandis que le néolibéralisme déstabilise les sociétés et suscite en réaction la montée des populismes – phénomène dont Todorov précise qu’il n’a rien à voir avec le « fascisme » des habituelles incantations antiracistes.

Pour refonder la démocratie et en prévenir les travers constitutifs, il faut avant tout respecter la liberté des nations, garante de celle des populations.

Tzvetan Todorov, Les ennemis intimes de la démocratie, Robert Laffont / Versilio, 2012, 260 p., 20 €