« Les paroles de ces pseudo-prophètes, fils du démon Bélial et témoins de l’Antéchrist, séduisirent les chrétiens. Par leur vaine prédication, ils poussèrent des hommes de toute nation à se battre contre les Sarrasins pour libérer Jérusalem… » Ainsi s’en prennent les Annales de Würzburg, rédigées par un clerc anonyme de Bavière, aux prédicateurs de croisade, parmi lesquels l’illustre Bernard de Clairvaux…

Contrairement au fantasme d’un Moyen-Age communiant dans la spiritualité guerrière du chevalier et du croisé, le livre récent du médiéviste Martin Aurell dresse un tableau de la critique chrétienne des croisades, contestation contemporaine de ces « pèlerinages » armés et « voyages » guerriers (puisque le terme croisade en lui-même n’apparaît que bien plus tard). La fresque que dresse l’historien de cette opposition aux expéditions des croisés, que ce soit contre les infidèles musulmans ou les hérétiques albigeois, est elle-même variée et nuancée. Certains en contestent les modalités plutôt que le principe, d’autres en font justement une question de principe. Mais que soit mis en cause l’art et la manière ou les causes premières, c’est un problème de fonds que soulève la nouveauté des croisades et de leurs conséquences : le rapport de l’Eglise à la violence, entre le message de l’Evangile et le souci du monde. La « croiserie » va amplifier une zone de brouillage en passant de la « guerre juste » théorisée par saint Augustin, proche de la légitime défense, à une forme de « guerre sainte » inédite, et mettre en péril la séparation grégorienne des pouvoirs temporel et spirituel fondée sur la théorie gélasienne des « deux glaives » - l’épée de l’empereur et la parole du pape – et in fine sur l’Evangile lui-même : « Rendez à César ce qui est à césar et à Dieu ce qui est à Dieu. »

Confusion qui atteindra son apogée et son aporie avec la création des ordres militaires, templiers, teutoniques, hospitaliers, brisant le tabou interdisant aux clercs de porter des armes et de verser du sang. De grands noms de l’Eglise, dont certains seront canonisés, mettent en garde leurs ouailles contre la tentation de l’aventure violente, que ce soit Pierre Damien, Isaac de l’Etoile, Jean de Salisbury ou Anselme de Cantorbéry: « Abandonne cette Jérusalem qui n’est plus une ‘vision de paix’, mais une vision de tribulation, et les richesses de Constantinople et du Caire, pillées par des mains sanglantes, pour t’engager dans le chemin de la Jérusalem céleste, cette fois-ci une authentique ‘vision de paix’, dont les trésors s’obtiennent au mépris de tout autre bien. » Que ce soit Albert d’Aix qui fustige les pogroms de Rhénanie et les massacres de Jérusalem, Yves de Chartres qui dénonce les abus des croisés au pays même, ou Robert de Torigni, abbé du Mont-Saint-Michel, qui déplore que « rien de profitable ni digne de mémoire ne fut accompli au cours de ce pèlerinage », c’est sur l’exemple et le message du Christ en son Evangile que se fondent les opposants aux croisades : « C’est à Jérusalem qu’ils prennent le glaive pour protéger le christianisme, là où Pierre s’était vu interdire de le prendre pour défendre le Christ », ironise le clerc Gautier Map à la cour d’Angleterre…

Ce n’est pas le moindre mérite de Martin Aurell, loin de tout anachronisme, de nous plonger dans la mentalité millénariste, apocalyptique et eschatologique qui sous-tend le débat théologico-politique autour des croisades, et de déployer les arguments bibliques, juridiques ou scholastiques mis en avant pour les soutenir ou les critiquer. A travers les vicissitudes de l’histoire, le rejet évangélique de la violence court jusqu’à nos jours, et le chrétien contemporain y trouvera la sève qui nourrit son juste pacifisme.

Martin Aurell, Des chrétiens contre les croisades, Fayard, 2013, 407 p., 27€