L’Église et la culture qui vient

La chute brutale de la pratique religieuse dans les pays européens, en l’espace de trois générations seulement, est un phénomène spectaculaire. Avec moins de 5% de pratique hebdomadaire moyenne, la France a d’ailleurs le privilège d’être dans le peloton de tête de la sécularisation, avec la République Tchèque et le Royaume-Uni. Jusqu’à présent, quasiment tous les interprètes ont considéré que cette situation résultait d’un problème interne à la sphère religieuse, c’est-à-dire, concrètement, au christianisme. Les sociologues des religions y ont vu la confirmation de la vieille thèse de l’opposition entre foi et raison : une société où la raison et l’autonomie du sujet prennent le pas sur l’hétéronomie des dogmes, des normes morales ou des systèmes institutionnels doit nécessairement et automatiquement voir s’évanouir le besoin de religieux. Les catholiques quant à eux se sont déchirés pendant soixante ans pour attribuer à l’une ou l’autre sensibilité la responsabilité du désastre. Et les médias se sont chargés d’ancrer ces explications faciles dans les esprits.

Quelques constats de bon sens auraient cependant pu nous prémunir contre la tentation de la facilité. Ainsi, tous les facteurs que l’on fait valoir pourraient éventuellement expliquer une érosion sur la longue durée, mais ils sont incapables de rendre compte de l’affaissement subit auquel nous avons assisté. De même, nous tenons pour une évidence que l’existence de sociétés a-religieuses est une chose tout à fait naturelle, alors que l’histoire des civilisations devrait plutôt nous convaincre du contraire. Nul ne semble non plus s’étonner que dans des régimes démocratiques on trouve des taux de pratique chrétienne dignes des états totalitaires ou des pays persécutant systématiquement les chrétiens.

Une autre appréhension de la crise religieuse est possible si l’on considère le fait suivant : le religieux est par nature une réalité sociale. On ne croit jamais tout seul, car ce que l’on croit s’insère dans des traditions, des coutumes, des modes de pensée ou des manières d’agir façonnés par le milieu dans lequel on vit. Le christianisme rend encore plus vive cette dualité entre la vie religieuse individuelle et son insertion culturelle : la vie de la grâce à laquelle s’alimente le fidèle du Christ vient à la fois assumer et transformer le terreau culturel dans lequel elle s’épanouit. De sorte qu’une crise du christianisme peut avoir deux causes distinctes : elle peut être une crise de la vie de la grâce, une perte de la vie théologale par l’erreur sur la foi et par le péché ; mais elle peut aussi résulter d’une crise du contexte culturel disposant à la vie de la grâce et alimenté par elle. Certes, parce que nature et grâce sont intimement liées dans la vie humaine, il est très rare que l’on trouve l’une des crises sans l’autre, mais il reste que si l’on méconnaît leur distinction il devient impossible de comprendre un phénomène comme celui de la sécularisation européenne. En effet, une crise de la foi elle-même se manifeste par l’hérésie et le schisme, et l’histoire de l’Église nous en fournit beaucoup d’exemples. En revanche, une crise de la culture supportant la foi se manifeste par l’indifférence, parce qu’elle rend muets et stériles les mots et les actions dans lesquels la foi s’actualise. Or le phénomène de la sécularisation contemporaine est fondamentalement et massivement un phénomène d’entrée dans l’indifférence religieuse. La situation actuelle du christianisme européen n’est donc pas d’abord un problème religieux, elle est le signe le plus perceptible d’une rupture culturelle, et la dramatique radicalité de la première fournit la mesure de la radicalité de la seconde. À cet égard, la crise religieuse européenne n’est pas tant préoccupante pour l’Église — qui a les promesses de la vie éternelle — que pour l’Europe — qui ne les a pas.

La rupture culturelle dont la misère religieuse actuelle est le signe a reçu, depuis quelques décennies déjà, le nom de postmodernité. Les traits principaux qui doivent ici nous retenir sont les suivants : la postmodernité est tout d’abord une crise interne à la raison humaine, accélérée par le matérialisme pratique ; son moteur est la déconstruction de la modernité ; elle dissout le sujet dans la multiplicité et le place sous l’esclavage de ses désirs ; elle instaure enfin le double règne de l’Hypersujet et du Tout-politique.

Le matérialisme pratique et la scission de la raison humaine : on le sait depuis la Bible, le matérialisme pratique est le fonds de sauce de l’indifférence religieuse. « Voyez-les : ils tournent le dos à la Torah et, tranquilles toujours, ils entassent ! » dit le Psaume 72. Cela se comprend aisément. Quand tous les efforts humains sont concentrés sur la matière, il reste peu de temps et peu de disponibilité pour les activités de l’esprit. La relation avec Dieu, qui suppose une liberté spirituelle suffisante pour s’occuper des réalités invisibles, en est la première victime. Mais elle n’est pas la seule dans la mesure où toute activité proprement humaine s’enracine dans la vie de l’esprit. Or les sociétés occidentales depuis la seconde guerre mondiale ont fait de la technique et de la consommation leur premier sujet de préoccupation. On voit aujourd’hui les fruits de cette obsession, par exemple dans les difficultés que connaît l’école ou dans le niveau de la culture véhiculée par les médias. De sorte qu’il convient de rectifier les théories modernes de la sécularisation : ce n’est pas la raison qui s’oppose à la foi, c’est la raison tournée vers la terre qui s’est arrogée la totalité du temps de cerveau disponible — pour parler comme un président de chaîne télévisée — contre la raison tournée vers les réalités invisibles. La raison d’en-bas étouffe la raison d’en-haut et nous fait de plus en plus ressembler à un microcéphale aux longs pieds : nous sommes des maniaques de la vérité et du bien pour nos objets quotidiens — perfections qui prennent alors le nom de science, expertise, sécurité, garantie, précaution, utilité, qualité, design, etc. —, mais sommes relativistes, c’est-à-dire faisant profession d’indifférence au vrai et au bien, en ce qui concerne les réalités immatérielles.

Déconstruire la modernité : Le matérialisme pratique ne pourrait produire tous ses effets dissolvants s’il rencontrait quelque résistance du côté de la culture. Or depuis les années 1950, un mouvement généralisé de déconstruction des piliers de la culture moderne s’est mis en place. Il faut pour en comprendre la nature remonter à l’origine médiévale de la modernité. C’est en effet au début du 14e siècle, à l’apogée d’un effort philosophique et théologique exceptionnel, qu’a commencé à se répandre l’idée que l’homme n’a pas de contact direct avec le monde, le prochain, la cité ou Dieu, mais seulement avec les représentations intérieures qu’il se fait du monde, du prochain, de la cité ou de Dieu. Le rapport de l’homme avec ce qui l’entoure en ressortait profondément modifié puisqu’il n’était plus question de connaître la vérité sur le monde mais désormais de penser le monde en s’en faisant des systèmes et des théories, puis d’établir et de suivre des lois morales établies à partir de cette pensée du monde. L’homme européen mit quelques siècles à jouir pleinement d’une trouvaille qui le plaçait sur le piédestal d’un souverain absolu. L’exaltation toutefois n’eut qu’un temps. Vers la fin du 19e siècle, dans un mouvement qui devint dominant à partir des années 1950, un lourd ressentiment se fit jour contre le corset des principes moraux que la liberté s’était tricotés mais sous lesquels elle étouffait. Dans le même temps, les idéologies perdirent leur innocence : les systèmes et les théories que les hommes se fabriquaient pour penser le monde, on s’aperçut qu’ils pouvaient tuer, et tuer en masse. L’idée qu’il nous faut penser le réel commença alors à se fissurer. Après tout, cet amas de systèmes que l’on avait échafaudés n’était que construction de l’esprit, tout comme cette morale que l’on qualifiait désormais, péjorativement, de « bourgeoise ». Il fallait déconstruire l’artifice pour redevenir soi-même, et l’on commença à appliquer à la culture moderne le réductionnisme scientifique qui avait fait ses preuves sur le religieux. Ainsi, la modernité avait affirmé l’avènement de l’autonomie du sujet : Je suis libre parce que Je décide de ce qu’il convient de penser et de faire par moi-même. Mais, fit-on valoir, que reste-t-il de cette autonomie si la neurologie nous dit que la pensée n’est qu’une suite de réactions chimiques, si la psychologie nous apprend que le sujet n’est qu’un complexe de répression des désirs, si les discours contemporains le réduisent à des rapports de domination (la société m’a fait comme ça), des constructions linguistiques (je ne suis que le produit de mon époque) ou à des successions de désirs sans unité ? La même déconstruction s’applique aujourd’hui à tous les concepts centraux de nos sociétés : la nature humaine et la différence sexuelle, l’amour et la famille, l’appartenance nationale et l’intégration, l’éducation, l’art et la beauté, etc.

Contre-culture et dissolution du sujet : l’essence de la postmodernité est donc la déconstruction de la modernité. À la culture humaniste moderne, on oppose la contre-culture, l’attitude rebelle, le culte de la marginalité et l’affranchissement de tout lien. Mais cette contre-culture est elle-même une nouvelle étape de la culture européenne, elle développe ses mots d’ordre, sa morale, sa vision du monde, et elle s’appuie pour cela sur le réductionnisme scientifique que l’on vient d’évoquer. Ainsi, là où l’homme moderne cherchait à unifier sa vie par des idéologies et des morales universelles, l’homme postmoderne cultive la construction de soi comme être libre de changer d’identité à volonté : ne jamais s’installer, ne jamais devenir prisonnier d’un statut ou d’une image, n’être fidèle qu’à ses sincérités successives, n’atteindre que des vérités temporaires et corpusculaires, multiplier les expériences. Le sujet se dissout ainsi dans le ressenti qu’il a de lui-même et auquel il accorde l’essentiel de son attention. En définitive, le sujet postmoderne n’a plus d’identité unifiant son existence, il n’est que la somme de ses identités successives et toujours en chantier. Notons en passant que l’anticatholicisme s’en trouve modifié : l’Église est la représentante emblématique de l’ordre ancien auquel le sujet s’oppose pour s’affirmer et se conforter dans l’idée qu’il est enfin libre et que tout choix de vie est bon tant qu’il ne renoue pas avec cet ordre ; l’Église est devenue littéralement un objet transitionnel, et la dénigrer possède une vertu thérapeutique à renouveler autant que nécessaire.

Le culte de l’Hypersujet et le Tout-politique : tout centré qu’il est sur lui-même, le sujet postmoderne vit pourtant dans un besoin irrépressible de sociabilité et donc de politique. Cette attitude n’est paradoxale qu’en apparence : la société est désormais le seul lieu où les identités successives qu’il se donne peuvent acquérir une existence objective. La modernité avait été le temps de la pensée comme représentation du réel : — Ce n’est pas toi que je connais, mais seulement l’idée que je me fais de toi. La postmodernité est le temps du sujet comme représentation : — L’idée que nous nous faisons de nous-même et des autres n’étant en définitive qu’une construction malléable et arbitraire, notre identité n’existe que par la reconnaissance des autres. Les rapports de l’homme postmoderne avec la politique sont par suite ambivalents : d’un côté, l’espace public est saturé par les revendications incessantes et les requêtes de validation des choix de vie d’une subjectivité obsédée d’elle-même. Mais ce faisant, en retour, le sujet accepte et demande au politique d’étendre son emprise sur tous les aspects de la vie humaine, et notamment sur les aspects les plus intimes de sa personne. Le culte de l’Hypersujet est indissociable d’une dérive doucement totalitaire du politique. Leur vacuité à l’un comme à l’autre n’a d’égale que le jeu de pouvoir sans limite auquel ils se livrent.

La postmodernité a toutes les apparences d’une période de transition, d’un moment de rupture culturelle dont la crise du christianisme européen nous fournit l’étalon. Aucune des caractéristiques qui viennent d’être évoquées n’est en effet viable à long terme. Surtout, on ne construit pas durablement une société sur une culture de la déconstruction. La période présente a par ailleurs quelque chose d’un sas, d’un filtre où, par pans entiers, les richesses et les carences qui nous ont façonnées vont être marquées d’obsolescence et tomber dans l’oubli tandis que d’autres pans connaîtront un développement nouveau. L’opération de filtrage est d’ailleurs déjà bien engagée. Il y a dans ce contexte bien des raisons de cultiver les regrets, les lamentations et l’esprit de résistance.

Dans le même temps, puisque ce par quoi est venue la crise du christianisme est aussi ce par quoi elle se résoudra, nous savons que tout ce qui contribuera à reconstruire une culture commune constituera la matière sur laquelle prendra appui la nouvelle évangélisation. Dieu n’a pas procédé autrement lorsqu’il a préparé le peuple juif à la venue du Christ. Et l’Église n’a jamais rien fait d’autre lorsqu’elle a annoncé le Christ aux nations païennes. De même existe-t-il une complicité entre l’Église et la culture qui vient. Ce point mérite d’être précisé. Par culture nous entendons ici l’ensemble des actes spirituels (actes de connaissance de la vérité et de pratique du bien) qui font l’objet d’une communication entre les hommes, ce que l’on peut appeler un patrimoine contemplatif et moral. Chaque acte spirituel de chaque personne, dès lors qu’il satisfait à la recherche humaine du vrai et à la poursuite du bien, dès lors aussi qu’il est transmis, contribue à enrichir ce patrimoine dans sa dimension particulière — telle aire culturelle — et universelle. À l’inverse, tout acte spirituel communiqué qui est entaché d’erreur ou de péché rend ce patrimoine plus difficile à être assumé par les générations suivantes, plus difficile à renouveler, et plus incohérent. Par suite, la qualité du patrimoine contemplatif et moral dans une société donnée conditionne la capacité de ceux qu’il nourrit à trouver leur identité dans le monde, face au cosmos, au prochain, à la cité ou à Dieu. De son côté, la vie théologale est à la fois dépendante et génératrice du patrimoine contemplatif et moral de l’humanité. Elle en est dépendante car, comme on l’a vu, la vie de la grâce s’appuie sur des expressions culturelles, et lorsque ces expressions manquent ou tournent à vide, la vie de la grâce perd tout support pour se développer et produire ses fruits. La vie de la grâce est aussi génératrice de culture parce que les actes de foi, d’espérance et de charité qu’elle conduit à poser sont des actes de connaissance et d’amour de Dieu, qui est la Vérité et le souverain Bien auquel l’homme aspire.

Ces quelques éléments sur le rapport entre l’Église et la culture — c’est-à-dire entre la vie théologale et la culture — nous permettent de proposer un critère de discernement face à la postmodernité. Depuis que cette dernière a atteint son régime de croisière, les chrétiens ont en effet développé plusieurs réponses : les uns s’accrochent à la défense de l’héritage humaniste de la modernité, d’autres sont tentés de couper les ponts avec cette culture en crise dans laquelle nous baignons, d’autres encore s’essayent à l’évangéliser, soit en se faisant postmodernes avec les postmodernes, soit en présentant l’Évangile comme modèle culturel. Chacune de ces réponses est en partie juste et en partie illusoire : juste en ce qu’elle est attachée à ce qu’un état culturel donné contient d’expression de la vérité et du bien, mais illusoire lorsqu’elle pense devoir et pouvoir sauver cet état culturel. La vocation des chrétiens n’est pas de sauver des états culturels par nature passagers mais de les tamiser sans cesse par leur vie théologale afin de pérenniser ce qu’ils transmettent de meilleur. C’est à cette condition que l’Église sera le ferment de la culture qui vient et que le christianisme européen retrouvera sa vitalité.

fr. Emmanuel Perrier, op

Dominicain de la province de Toulouse

(Ce texte reprend et prolonge un article plus complet, paru dans la revue Nova et Vetera, 2013/1).