«La revendication en autonomie du sujet» est devenue la tarte à la crème des «analyses» et autres «lectures sociologiques» de notre monde post-moderne. Que le sujet s'affirme comme tel, c'est une tendance lourde, depuis longtemps... au moins depuis 1641 ! (date du «cogito» de Descartes) L'autonomie est déjà en train de produire son fruit le plus mûr et le plus vénéneux ; et sa chute molle sur le sol desséché des consciences anémiées ne soulève que la mince poussière de ce qui reste des «valeurs». C'est alors qu'il peut commencer de dégager son parfum totalitaire et pourtant entêtant : vouloir pour l'autre, vouloir à la place de l'autre.

«Je fais ce que je veux», on connaît. On en est même bien imbibés. Impossible de s'en prémunir (sauf à savoir réaliser l'osmose inverse des consciences). C'est l'autonomie qui domine mon ego, qui m'intime de régner en despote sur mon corps refait à coups de silicone tendant la peau à en faire péter le bikini de Pamela et les lèvres de Donatella, c'est encore l'autonomie qui croit décider des frontières de ma vie quand je m'appelle Chantal S. ou Vincent H., ou qui décrète que ma vie de Perruche ne vaut pas la peine d'être vécue, et c'est toujours elle qui – excusez du peu – s'arroge le droit de nier le réel en faisant de moi, moi-même et moi-seul un parent, avec le concours du réel acheté en Inde ou en Ukraine, «Parent 2» n'étant là que pour amuser la galerie bien-pensante qui peut se gargariser de voir ainsi les formes du couple maintenues. Pathétique hypocrisie.

Non, car la toute-puissance – c'est dans sa nature – ne se connaît pas de bornes, elle ne se contente plus de tout cela qui n'est encore que limitation de mon désir et finitude de mon humanité. Elle étend son filet sur autrui : celui qui m'est autre parce qu'il est mon semblable, ne devient justement plus que mon semblable, tellement semblable que je peux me substituer à lui, «mais c'est pour ton bien !»

On demanda il y a quelques semaines au Vincent ministre de l'Édoctrination Nationale si les parents restaient bien les premiers éducateurs de leurs enfants : il refusa de répondre. Le député Bertrand se le tiendra pour dit : désormais, l'éducation est effectivement nationale seulement. Quoi de plus normal, puisqu'elle est «pour tous» ? L'État sait mieux que moi ce dont je pourrais avoir besoin, ce que je pourrais vouloir, désirer. Demain, il indexera mes remboursements de santé sur mon mode de vie car il saura tout ce que je mange, les clopes que je fume, et le sport que je ne pratique pas. Après-demain, il délivrera un «permis de parent» à ceux jugés dignes d'enfanter, comme l'a proposé récemment un certain Billion, sociologue forcément «bien intentionné».

«Si j'étais à sa place, je voudrais mourir» disait la frangine d'un autre Vincent, le rémois, il y a à peine un mois. Oui mais voilà chérie, tu n'es précisément pas lui. Et je ne suis pas sûr d'avoir envie de laisser à un tiers, ou pire, à une autorité d'État, le soin de décider au bout de la seringue qui va survivre et qui va mourir.

Au chapitre glauquissime, on apprend qu'un couple de papas australiens a loué un utérus pour concevoir son jouet sexuel, un petit garçon d'aujourd'hui six ans, violé depuis son plus jeune âge et prostitué aux quatres coins du globe, qui n'a jamais connu d'autre existence. Pur produit de la volonté de ses «parents» qui ont fait naître un orphelin, c'était en fait un objet de transaction, puis un objet tout court, inerte et passif. Le pire est qu'il fut éduqué en croyant que c'était là l'existence normale d'un petit garçon de son âge. «C'est pour ton bien», lui disait-on. Pauvre, pauvre innocent.

Dans tous ces exemples, c'est «fais ce que je veux, de toute façon l'État est dans le coup». En fait, ça vient de plus loin. Le mot d'ordre semble plutôt «fais bien comme tu veux, de toute façon, c'est comme tu le sens». On nous le serine depuis des décennies : c'est l'émotion qui compte. Le critère, c'est l'authenticité. Sois toi-même, peu importe ce qui doit advenir. Le qu'en-dira-t-on est de toute façon si aliénant, qu'il vaut mieux ne pas s'en occuper. Après tout, pourquoi pas : être conscient de ses déterminismes permet de mieux les apprivoiser... mais peut-on s'en affranchir totalement ? C'est là la phase 2 qui bat son plein : cette injonction est désormais assumée par l'État qui permet à tous ces sentiments exprimés de prendre corps, en faisant taire ce fameux qu'en-dira-t-on. Qu'il disparaisse, qu'il soit supprimé. Même s'il s'appelle «réel», on le relègue au niveau de la contingence (la science, ou plutôt la technique et ses machines (merci Ellul et Bernanos), ne le permettent-elles pas ?) Et parce que certains veulent voir leurs quatre volontés exécutées, comme on le leur a tellement répété, il faut bien une instance normative qui va niveler ces désirs subjectifs en les rendant tous parfaitement et également légitimes. L'État entre dans la danse du ventre, et le clientélisme électoral en devient un partenaire lascif en ces temps où le «temps long» et le «bien commun» sont remplacés par une absence de réflexion, par l'immédiateté, par l'émotion qui colle si bien à l'injonction d'authenticité adressée aux individus.

C'est en fait très intéressant : cela montre que l'Homme sent bien que l'autonomie absolue est une fiction, que je suis toujours dépendant d'autrui, de mon semblable qui m'est étranger et qui toujours s'impose à moi comme une certaine limite posée à mon désir effréné. Percevant cela, l'Homme que l'altérité insupporte (cette vraie altérité riche et dense d'humanité, avec tous les risques que comporte la part laissée à l'inconnu qu'est mon frère) la remplace par un ersatz qui est ici l'État. Normatif, légiférant, réglementant, pour faire place, pour faire droit à tous ces désirs. Son mot d'ordre est «pour tous», même s'il doit rimer avec «et contre tout !» C'est là une pâle copie de l'altérité réelle. On croit la jouer collectif, on est seulement communautariste ; le bien commun a reculé devant la somme énorme des intérêts particuliers. Mais comme une telle guise de l'altérité prend le visage froid de la Loi, régnant jusque sur les consciences en créant des délits d'opinion, l'État s'est adjoint le masque d'une nounou, qui cajole et organise les jeux. Le regretté Muray n'avait pas tort en décrivant le citoyen moderne comme un «homo festivus festivus», qui semble bien la contrepartie jouisseuse de l'«homo alienatus alienatus» : n'ayez crainte, Big B(r)other fait tout cela «pour votre bien». Mais m'a-t-on demandé ce que je pensais de mon bien ? Puis-je émettre une autre opinion ? L'État peut-il la prendre en compte s'il n'est lui-même pas autonome, mais plus ou moins insidieusement vendu à des lobbys et à la fascinante puissance de Mammon, qui ont bien enraciné dans nos esprits que tous les désirs se valaient mais certains quand même plus que d'autres ?

À l'autre bout de l'histoire, deux façons tout à fait différentes d'envisager l'altérité. En Eden, d'abord : la première altérité à laquelle le premier homme est confronté, c'est Ève. Le silence avait suivi la rencontre avec les animaux ; ou plutôt Adam s'était contenté de leur donner un nom, manifestant ainsi qu'il allait bien se soumettre la Création (déjà un précurseur de la toute-puissance qui se pointe !) Mais face à Ève, c'est tout autre chose. C'est un cri de reconnaissance : «chair de ma chair !» La première parole inter-humaine est un cri de joie qui exprime la ressemblance et la différence, l'égalité et la disparité. L'humanité ne naît pas avec Adam, mais bien avec Ève, car il faut être deux pour être humain. Et d'ailleurs, lorsque ce couple se laissera prendre au jeu du désir seulement personnel, les choses vont commencer à mal se passer. À la génération suivante, l'altérité heureuse en prend un sacré coup : la première fratrie de l'humanité, celle de Caïn et Abel, connaît une fin tragique. Car oui, je dois bien être «gardien de mon frère». Non pas garde-chiourme. Non pas surveillant. Mais bien gardien, comme dans «ange gardien», comme un veilleur de son humanité, afin que cette dernière subsiste toujours comme notre bien commun. S'il devient un peu moins humain, alors je ne le suis plus du tout, car j'en suis responsable. La misère d'un seul petit, la déchéance d'humanité d'un seul pauvre, est toujours une tragédie collective, qui nous blesse tous.

Plus tard, mais toujours à 2000 ans de nous, un homme, un vrai, en proie à une angoisse terrible dans la nuit d'un jardin plein d'oliviers, adressera à Dieu ces mots inouïs : «non, pas ma volonté, mais que ta volonté soit faite». Inouïs parce qu'ils élèvent l'altérité à son niveau maximal : l'Autre par excellence, est Dieu, le Tout-Autre qui nous a créés, et nous soutient dans l'être à chaque instant. La création abandonnée à son destin après la chiquenaude initiale est une fiction que des maçons se plaisent à entretenir, et qui ne dit une vérité que partielle : l'infinie distance entre le Créateur et sa créature. C'est oublier que la créature est faite à l'image et à la ressemblance du Créateur : l'Homme est Homme parce qu'il est à l'image de Dieu. Le Christ, vrai homme et vrai Dieu, nous l'indique très justement. Et cela doit se répercuter dans mes relations avec autrui : mon semblable m'est infiniment différent et mérite donc un respect infini. Qui ne sera jamais «tolérance» ou indifférence, mais présence à ses côtés, de la même façon que Dieu peut se rendre présent à chacun, le plus souvent discrètement et de manière insoupçonnée : ça, c'est de l'altérité qui respecte et qui assume d'être Homme. Quand Jésus remet sa volonté entre les mains de son Père, il actualise pleinement son humanité, qui n'est humanité que face à Dieu, dans le mystère d'une finitude d'humanité qui pourtant est appelée à ressembler parfaitement à Dieu. Quand il dit «non la mienne, mais la tienne», ou quand il remet son esprit à Dieu sur la Croix, il pose le seul acte humain vraiment intéressant de toute l'histoire de l'Homme. La seule parole vraiment humaine jamais prononcée, c'est cette parole adressée à Dieu : «pas ma volonté, mais Ta volonté». Du fond de la déréliction, sa parole n'est pas une démission, mais un acte d'une dignité, d'une liberté, et d'un amour inouïs qui nous révèlent ce qu'est l'Homme. Ponce Pilate, malgré sa lâcheté, l'avait bien perçu, quand il le présenta à la foule en disant «Ecce homo !». Pas homo festivus, sapiens, alienatus, otiosus, ou que sais-je, mais «homo» tout court. L'Homme à fond, dont la dignité est d'être un «homme debout» devant Dieu et pour le monde, pour ses semblables, ses frères auxquels il indique le chemin, qui n'est sûrement pas celui d'une toute-puissance érigée en chimérique valeur suprême, mais celui de l'altérité et de la dépendance, qui ce jour-là acquirent leurs lettres de noblesse en humanité.

fr. M-A op