« Le meilleur de toute la littérature moderne : sincère, naturel et chrétien. » (Léon Tolstoï)

Auteur radical devenu réactionnaire, passé par les affres du bagne et du désespoir, écrivain social et populaire, socialiste et populiste même, Dostoïevski restera, plus encore que comme le grand romancier de l’âme russe, comme le grand romancier russe de l’âme – des plus épaisses ténèbres à la plus pure lumière.

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski naît le 30 octobre 1821, d’une famille de vieille noblesse russe déclassée. Les Dostoïevski dont est issu l ‘écrivain sont popes de père en fils depuis plusieurs générations. Le grand-père paternel de l’écrivain est prêtre uniate (catholique de rite byzantin) en Podolie, une région sous domination ottomane revendiquée par la Pologne. En 1809, un décret du tsar oblige un certains nombres de jeunes gens à quitter le séminaire pour faire, aux frais de l’Etat, des études scientifiques. Mikhaïl Andreïevitch Dostoïevski, le père de Fiodor, se retrouve sur les bancs de l’Académie impériale de chirurgie et de médecine de Moscou, qu’il quitte en 1812 pour soigner les blessés de Borodino où les armées de son pays affrontent celles de Napoléon. 4 ans plus tard, il est médecin major, et quitte l’armée en 1820 pour épouser la fille d’un marchand aisé de Moscou, Maria Fiodorovna Netchaïeva, qui avait reçu de ses parents le goût des livres et un sentiment religieux particulièrement vigoureux. Dostoïevski père est alcoolique, renfrogné, coléreux, parfois brutal. La mère, elle, est douce, soumise, d’une grande force intérieure. C’est d’elle que Fiodor hérite cet attachement pour la famille et pour les valeurs qu’elle porte, fondement d’une vie sociale apaisée, imprégnée de la lecture de la Bible et des contes populaires russes.

Enfant et adolescent, garçon pâle, distant, solitaire, surnommé « Fotia l’ermite », la lecture est sa grande passion : il dévore les grands auteurs russes – Pouchkine, Gogol, Lermontov -, mais aussi dans le texte le théâtre de Shakespeare, Goethe et Schiller, les romans d’Ann Radcliffe, Walter Scott, Charles Dickens, Victor Hugo, Eugène Sue, et Balzac qu’il place au dessus de tous – « un géant ! ». Sa première publication sera d’ailleurs une traduction d’Eugénie Grandet dans une revue littéraire. Elève studieux et consciencieux de l’Ecole centrale du Génie militaire, le jeune officier mène ensuite une vie de bohème, multiplie les dettes, publie en 1846 son premier roman, remarqué, Les Pauvres Gens, « le premier roman social russe », puis d’autres récits et nouvelles comme Le Double qui déçoivent le public. Admirateur de Fourier et Proudhon, il fréquente les cercles libéraux et prône les idées socialistes en vogue dans l’intelligentsia – un socialisme chrétien qu’il ne reniera jamais. Une nuit de 1849, la police défonce sa porte et le conduit au Troisième Bureau, avant de l’incarcérer au ravelin Alexis de la forteresse Pierre-et-Paul, réservé aux criminels d’Etat. Accusé de complot contre l’Etat, il est condamné à être passé par les armes avec les autres « conspirateurs ». Devant trois mille curieux, l’exécution se prépare. Les trois premiers condamnés sont attachés aux poteaux, encagoulés, roulement de tambour, les soldats mettent en joue. Un courrier à cheval arrive au galop : par ordre du tsar, leur sentence de mort est commuée. Dostoïevski est condamné à quatre années de travaux forcés et à servir ensuite comme simple soldat. Ces quatre années au bagne d’Omsk en Sibérie vont être, comme le goulag pour Soljénitsyne, le creuset de son œuvre future : il trouvera dans les vies de bagnards « autant de récits poignants et de personnages puissants dont les vies, justement parce qu’elles ont été brisées, laissent apparaître, dans la faille, ce que les vies ordinaires ne dévoilent que rarement » . Enfer et damnation. « Tragique du sous-sol ». Mais aussi, le miracle de la miséricorde. « Que de types populaires, de caractères je rapporte du bagne ! Je me suis fait à eux, c’est pourquoi je les connais, je crois, assez bien. Que d’histoires de vagabonds, de bandits et, en général, de noirceur au quotidien et de désolation ! De quoi remplir des volumes entiers. Quels gens étonnants ! Dans l’ensemble je n’ai pas perdu mon temps. J’ai appris à bien connaître, sinon la Russie, du moins le peuple russe, comme peut-être peu le connaissent… » Ce sera la matière du chef d’œuvre qui marquera son retour dans le monde littéraire, Souvenirs de la maison des morts, mais aussi d’une grande partie de son œuvre : Dostoïevski restera toujours extrêmement attentif aux faits divers dans ce qu’ils peuvent révéler de la nature humaine et du sourd travail de la grâce. C’est là que sa foi se forge. Libéré en 1854 comme simple soldat, cantonné en Sibérie, il ne peut revenir à Saint-Pétersbourg qu’en 1860. Il fonde avec son frère Mikhaïl la revue Le Temps (qui deviendra après son interdiction L’Epoque), publie Souvenirs de la maison des morts, Humiliés et Offensés, voyage en Europe, rencontre les révolutionnaires russes Herzen et Bakounine, s’endette à mort et se ruine à la roulette, perd la même année 1864 sa femme et son frère. Epileptique, de santé fragile, il accumule les liaisons malheureuses et les vaines demandes en mariage.

Comme l’a noté Alain Durel dans son Dostoïevski amoureux, la vie du grand écrivain est marquée par l’amour, « de la passion la plus torturée jusqu’à l’amour le plus pur, par les degrés ascendants d’une échelle des sentiments ». Il y a la pulsion et la passion, bien sûr, qui le poussent, sans compter les aventures passagères et les amours tarifées, vers sa maîtresse puis première épouse, la veuve Maria Dimitrievna Issaïeva, amour malheureux, puis vers une liaison adultérine avec la jeune nihiliste Apollinaria Souslova, tout aussi pathétique. Ce n’est qu’à 46 ans, par son second mariage avec sa sténodactylographe Anna Grigorievna Snitkina, de vingt ans sa cadette, qu’il connaîtra un véritable amour conjugal, plein et apaisé. Son épouse et la mère de ses enfants sera non seulement sa collaboratrice directe, mais aussi son éditrice et la gestionnaire de ses intérêts, qu’elle saura défendre contre ses nombreux créanciers. Si les premières années de mariage, dont quatre années d’exil en Europe pour fuir la prison pour dettes, pendants lesquelles son mari ruine le peu qu’il leur reste à la roulette, sont matériellement difficiles, ce n’est qu’à partir de leur retour en Russie et du succès croissant des œuvres de Dostoïevski qu’ils connaîtront une relative aisance matérielle et les joies d’une véritable vie familiale, malgré la mort en bas âge de deux de leurs quatre enfants. C’est à partir de sa collaboration puis sa relation avec Anna qu’il écrit et publie ses plus grands livres : Crime et Châtiment, Le Joueur, L’Idiot, L’Eternel Mari, Les Démons, L’Adolescent, Les Frères Karamazov – qui chantent des plus profonds abîmes du désespoir et de la perdition jusqu’aux cimes acérées du pur amour. Et qui font du très orthodoxe Dostoïevski le contemporain spirituel et littéraire de Pascal ou de Bernanos. A la croisée de ses contemporains saint Séraphim de Sarov et sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face. « Qu’est-ce que l’enfer ? Je le définis ainsi : la souffrance de ne plus pouvoir aimer », déclare dans Les Frères Karamazov le starets Zossime, décalque du maître spirituel saint Ambroise d’Optino que Dostoïevski visita avec son jeune ami le philosophe Vladimir Soloviev.

Si l’amour humain torture les personnages de Dostoïevski comme sa propre âme, l’amour divin ne les brûle pas moins. L’agapè, paix et épée, passe par l’agonie, la crucifixion, et son image est autant celle, terrible, du Christ mort d’Holbein que celle, lumineuse, de la Madone Sixtine de Raphaël – ses deux tableaux préférés. Et l’éros est le fouet et les clous, et la lance acérée est le péché qui transperce et fouaille les pauvres cœurs humains : l’œuvre aboutie de Dostoïevski est une abyssale méditation sur le double abîme de la misère de l’homme et de la miséricorde de Dieu – abyssus abyssum invocat.

Outre son œuvre romanesque, l’autre grande œuvre de Dostoïevski est son Journal d’un écrivain : commencé en 1872 dans les colonnes de l’hebdomadaire Le Citoyen, auto-publié à partir de 1876, le mensuel dostoïevskien rencontre un tel succès que son unique auteur peut en vivre : il y défend sa vision du « socialisme russe », messianique et apocalyptique, contre l’Occident apostat : « Ce sera la véritable exaltation de la vérité du Christ conservée en Orient, la véritable érection nouvelle de la Croix du Christ et la parole suprême de l’Orthodoxie, à la tête de laquelle se dresse depuis longtemps la Russie. Ce sera justement une hantise pour les puissants de ce monde et tous ceux qui jusqu’à présent ont triomphé dans le siècle, qui ont toujours regardé toutes « attentes » semblables avec dédain et raillerie, et qui ne conçoivent même pas qu’on puisse sérieusement croire à la fraternité des hommes, à la réconciliation totale des peuples, à une union fondée sur le service de l’humanité en toutes choses, enfin à la régénération même des hommes selon les vrais principes du Christ. »

Le 28 janvier 1881, Dostoïevski meurt d’une hémorragie pulmonaire, après avoir reçu les derniers sacrements. Le 31 janvier, une foule spontanée de soixante mille personnes, comme on n’en avait jamais vue pour un enterrement, conduit le cercueil de l’écrivain jusqu’à l’église du Saint-Esprit de la laure Alexandre Nevski, dans le cimetière de laquelle il est enterré. Le jour-même sort le numéro premier et unique de la nouvelle série du Journal d’un écrivain, épuisé dans la journée. Une deuxième édition avec une lisière noire est imprimée le lendemain, où l’on entend la voix d’outre-tombe de Dostoïevski invectiver encore les « libéraux à tous crins, athéistes à bon marché qui dédaignent le peuple du haut de leur instruction à quatre sous ». Plus spirituelle, on préfèrera comme épitaphe cette parole d’évangile, qui pourrait servir d’introduction comme de conclusion à toute son œuvre : « C’est pourquoi, je te le dis, ses nombreux péchés ont été pardonnés, car elle a beaucoup aimé. »

Paru dans La Nef

Alain Durel, Dostoïevski amoureux, L’œuvre, 2013