Le 27 juin 1925, Jean Romier se promenait dans le jardin du Luxembourg à Paris. Le printemps était magnifique, l'air empreint de parfums qui inspirent la rêverie. Jean Romier venait de fêter ses 24 ans. C'était un jeune homme sympathique, souriant et - ceci est important pour la suite de l'histoire - parfaitement équilibré. Il poursuivait avec succès ses études de médecine. Pour mieux profiter du beau temps, du soleil qui se cache derrière les feuillages du jardin, Jean chercha un banc retiré, loin du parc réservé aux enfants. Il aperçut, près d'un buisson en fleurs, un banc près d'un vieil homme somnolent. Jean Romier s'y assoit et sort de son sac un cahier : il révise ses cours. Tout en répetant ce qu'il sait déjà - Jean Romier est un étudiant sérieux, attentif, passionné par la médecine - il tourna la tête et sourit au vieil homme assis près de lui. Son voisin lui rendit son sourire. Il était petit, maigre et pâle : un très vieil homme pensa Jean. Ses compétences de médecin et étant assez bon physionomiste, il diagnostiqua qu'il avait à peu près 80 ans. Jean remarqua avec surprise que le vieil homme portait une redingote démodée. "Un original" pensa Jean. L'homme se mit à lui parler tout doucement : "Pardon ?" demanda Jean..."Je vous disais que cet endroit est calme. Voilà bien longtemps que j'y viens et rien n'a changé. Même les arbres, qui ne semblent pas pousser - sans doute pour éviter de troubler l'harmonie de ces lieux".. Jean détaillait le vieil homme : ses cheveux blancs rares, son teint couperosé et ses drôles de lunettes rondes à l'ancienne mode.

- Je vous demande pardon ? Jean n'avait pas entendu la dernière phrase du monsieur. "Je vous demandais si vous aimiez la musique ?". "C'est ma passion, monsieur. Je passerais des heures à écouter le même quatuor avec flûte de Mozart..." De ce fait, les deux hommes rivalisèrent d'érudition sur la musique. "Vous m'êtes bien sympathique mon bon monsieur s'exclama le vieil homme. Imaginez qu'avec des amis et des membres de ma famille, j'ai constitué un petit orchestre de chambre. Vendredi, justement, nous interprêtons un quatuor de Mozart. Voulez-vous l'entendre ?". Le rendez-vous fit pris après que le jeune homme ait accepté l'invitation du vieil homme, le vendredi suivant, 21 heures, rue de Vaugirard, 3° étage, chez Monsieur Berruyer. Le jour convenu, à l'heure convenue, Jean Romier sonna à la porte. Le vieil homme lui ouvrit : "Ah c'est vous. Nous vous attendions". Avec amabilité il présenta l'étudiant à toute sa famille : "Ma femme, Madame Berruyer, ma belle-soeur, voici mon petit-fils André qui va entrer à l'école navale et Marcel qui fait son droit. Et lui, c'est mon neveu : il va entrer dans les ordres".

Jean Romier fut accueilli chaleureusement. on lui attribua un fauteuil confortable, on lui donna à boire et la divine musique de Mozart s'envola bientôt sous les plafonds dorés du splendide appartement. Pourtant, tout en savourant le plaisir de la musique, Jean Romier se sentait inexplicablement mal à l'aise. Etait-ce l'appartement désuet ? Les regards malicieux des musiciens qui le regardaient ? A la fin du concert, on fit passer du madère et des petits fours. Les conversations allaient bon train : André Berruyer lui parlait de marine. Marcel de justice et le neveu de religion. Le temps passa si vite que minuit sonna à la surprise de Jean Romier. "Mais il est tard, je suis désolé, je dois prendre congé. J'ai un cours demain matin très tôt". Jean Romier serra la main, remercia les musiciens, les complimenta pour leur talent. Il descendait à peine les escaliers, ravi par la soirée qu'il venait de passer, qu'il s'aperçut avec agacement qu'il avait oublié son briquet chez ses hôtes. Un superbe briquet en or ciselé, offert par ses parents pour son dernier anniversaire. Jean Romier hésita à déranger ses hôtes une nouvelle fois, mais si peu de temps s'était écoulé depuis son départ - deux ou trois minutes - qu'il sonna à la porte de Monsieur Berruyer. Pas de réponse. Jean sonna une nouvelle fois. Pas de réponse. Bien embarassé, Jean sonna alors pour la troisième fois, si longuement que le voisin de palier sortit en pyjama.

"Ce n'est guère l'heure de réveiller les bonnes gens, jeune homme. Que désirez-vous ?". Jean Romier répondit avec hauteur : "Pardonnez-moi mais je n'ai pas sonné chez vous, mais chez Monsieur Berruyer". Le voisin éclata de rire : "Monsieur Berruyer ? Mais il est mort depuis 20 ans. Et son appartement est vide...!". Jean Romier secoua la tête avec nervosité : "Vous devez vous tromper ! Je viens de passer la soirée avec Monsieur Berruyer et toute sa famille..!". "Je vous répète que cet appartement est vide depuis 20 ans ! Vous vous fichez de moi ? répliqua le voisin avec un air soupçonneux. Et brutalement, le voisin se mit à hurler : "Au voleur, au voleur !!"..Le concierge grimpa les escaliers 4 à 4 . D'autres voisins accoururent. On cerna Jean Romier comme un mauvais garçon. Un sergent de ville fut appelé et tout le monde se retrouva au commissariat de l'arrondissement. Le commissaire demanda à Jean Romier son identité. L'étudiant déclina son nom et sa qualité d'étudiant en médecine. Il donna même l'adresse de son père médecin. On appela le père afin de confirmer les dires de Jean. "Mon fils devait se rendre à un concert. Je ne comprend pas. J'arrive...". Jean Romier raconta sa soirée au commissaire. "Je suis arrivé à 21 heures et j'ai rencontré une dizaine de personnes qui ont interprété un quatuor avec flûte de Mozart ! Je peux, si vous le désirez, vous décrire l'appartement pièce par pièce tel que j'ai pu le voir"." "Nous ferons cette visite demain avec le propriétaire des lieux, trancha le commissaire.

C'est ainsi que le lendemain, un groupe silencieux se rendit au troisième étage gauche. Le propriétaire, un certain Monsieur Mauger, ouvrit la porte.. "Le loyer m'est payé tous les trimestres par des cousins de Monsieur Berruyer qui habitent la Suisse". Jean Romier commenta la visite de l'appartement qu'il trouva poussiéreux et désert. Les témoins stupéfaits par les détails absolument parfaits de la visite des lieux, virent que tout ce que disait Jean Romier était complètement vrai...! Soudain, l'étudiant s'arrête devant un tableau et pointa le doigt avec émotion : "Ce tableau...mais c'est Monsieur Berruyer, et le tableau en face, c'est Marcel, celui qui fait son droit." Et le propriétaire abasourdi : "C'est exact, j'ai bien connu Marcel, il était avocat !". Bouleversé Jean Romier se dirigea vers la bibliothèque-fûmoir où il avait passé la fin de la soirée à boire, gaiement, en bonne compagnie, de l'excellent madère tout en grignotant des petits fours. Sur le guéridon recouvert de poussière se trouvait le briquet en or oublié par l'étudiant...!! Cette histoire absolument incroyable a été rapporté par plusieurs écrivains - dont Guy Breton - . Pour les incrédules, il faut encore dire que le procès-verbal de cette affaire a été déposé aux Archives de la Préfecture de Police, au registre de l'année 1925, pour le VI° arrondissement de Paris...

Source