La prospérité de l'État, c'est la misère de la nation réelle, du peuple ; la grandeur et la puissance de l'État sont l'esclavage du peuple. Le peuple est l'ennemi naturel et légitime de l'État ; et bien qu'il se soumette — trop souvent, hélas ! — aux autorités, toute autorité lui est odieuse. L'État n'est pas la Patrie ; c'est l'abstraction, la fiction métaphysique, mystique, politique, juridique de la Patrie. Les masses populaires de tous les pays aiment profondément leur patrie ; mais c'est un amour naturel, réel ; le patriotisme du peuple n'est pas une idée, mais un fait ; et le patriotisme politique, l'amour de l'État, n'est pas l'expression juste de ce fait, mais une expression dénaturée au moyen d'une abstraction mensongère, et toujours au profit d'une minorité exploitante. La Patrie, la nationalité, comme l'individualité, est un fait naturel et social, physiologique et historique en même temps ; ce n'est pas un principe. On ne peut appeler un principe humain que ce qui est universel, commun à tous les hommes ; mais la nationalité les sépare : elle n'est donc pas un principe. Mais ce qui est un principe, c'est le respect que chacun doit avoir pour les faits naturels, réels ou sociaux. Or, la nationalité, comme l'individualité, est un de ces faits. Nous devons donc la respecter. La violer est un méfait, et, pour parler le langage de Mazzini, elle devient un principe sacré chaque fois qu'elle est menacée et violée. Et c'est pour cela que je me sens franchement et toujours le patriote de toutes les patries opprimées.

La Patrie représente le droit incontestable et sacré de tout homme, de tout groupe d'hommes, associations, communes, régions, nations, de vivre, de sentir, de penser, de vouloir et d'agir à leur manière, et cette manière est toujours le résultat incontestable d'un long développement historique.

Nous nous inclinons donc devant la tradition, devant l'histoire ; ou plutôt nous les reconnaissons, non parce qu'elles se présentent à nous comme des barrières abstraites, élevées métaphysiquement, juridiquement et politiquement par de savants interprètes et professeurs du passé, mais seulement parce qu'elles ont réellement passé dans le sang et la chair, dans les pensées réelles et la volonté des populations actuelles.

Michel Bakounine, Circulaire a mes amis d'Italie (1871)