Très chers Anarchristes, très cher Jacques de Guillebon (puisque vous avez signé),

Je vous remercie bien vivement de l'immense honneur que vous me faites en publiant ce coup de gueule qui m'est venu au beau milieu de la nuit. Signer de mon nom ne me dérange nullement puisqu'il s'agit d'un pseudonyme. Peut-être avez-vous déjà rencontré le nom de ce brave Ernest Judet, journaliste au Petit Journal dans la fin du XIXème, à qui l'on doit notamment de très beaux articles anti-dreyfusards. C'était un journaliste qui n'avait peur de rien, pas même de s'attaquer au pontife des lettres qu'était Zola à cette époque. Peut-être avez-vous lu le portrait que fait de lui Léon Daudet, très drôle et avec l'acide grinçant que l'on connaît au fils Daudet, dans Salons et Journaux. C'est le Judet de cette époque, le grand polémiste, que j'admire. Le Judet de l'après première-guerre est bien moins intéressant. Compromis pour une affaire de gros sous pendant la guerre avec les allemands en Suisse où il était exilé, on l'a condamné à mort par contumace pour haute trahison, tout ce qu'il y a de plus normal. Hélas, notre pauvre Ernest est revenu en France où s'est ouvert un nouveau procès, procès au cours duquel il n'a pas manqué de larmoyer à la barre et de se repentir en misérables regrets, ce qui lui permis naturellement de retrouver sa belle liberté après son acquittement. Un Judet bien moins admirable.

Permettez également que j'expose, sans trop m'étaler, les lignes directrices de ma biographie qui ont contribué à ma venue aux idées anarchristes. Il y a un an encore, j'étais un insouciant lycéen d'une ville de province beauceronne. C'était le bon temps, une époque où l'ignorance de l'avenir me maintenait dans une euphorie perpétuelle. Je n'avais pas vraiment de convictions politiques. J'étais catholique et je lisais Muray, c'était bien suffisant. Muray fut pour moi le penseur contemporain le plus extraordinaire et le plus brillant à lire. Ses ouvrages étaient, et sont toujours d'ailleurs, mes livres de chevet. Mais à cette époque sa pensée ne m'apparaissait pas encore dans toute sa splendeur. Puis le temps a fait son oeuvre et il s'avérait nécessaire pour moi de partir faire mes études en région parisienne où j'ai rejoins une classe d'hypokhâgne lettres et sciences sociales. La rentrée fut pour moi une révélation terrible. Notre professeur d'économie nous a fait un discours d'accueil qui devait me marquer comme au fer rouge. Elle nous exhortait à nous battre, à donner le meilleur de nous-même, elle s'envolait dans des hauteurs lyriques tant et si bien que j'étais infiniment curieux de savoir comment elle allait conclure. Je n'ai pas été déçu puisque la voilà qui annonce, telle une divine révélation, que nous sommes "les futurs points de croissance de la France". N'être réduit qu'à cela, qu'à de futiles données économiques m'a profondément dégoûté. Pendant quelques semaines j'ai broyé le noir, je me demandais pourquoi je vivais, quelle pouvait être ma place dans ce monde qui se faisait l'esclave de l'argent et du grand Marché. Alors j'ai lu. Muray toujours, mais je me suis tourné vers d'autres auteurs, tels Pascal Bruckner, Jean-Claude Guillebaud, Dany-Robert Dufour... Et puis naturellement, comme de bien entendu, j'ai fini par me tourner vers Jacques de Guillebon. Vous n'étiez d'ailleurs pas tant que cela un inconnu en raison de l'ouvrage que vous aviez fait paraître sur Muray, mais je n'avais jamais pris la peine de vous lire. La lecture de votre ouvrage Messieurs Falk et Jacques fut pour moi une révélation certaine. On objecte souvent que le lecteur ne sait que s'approprier les idées des auteurs qu'il admire, en somme on accuse souvent les écrivains de n'être que des gourous qui referment leurs serres sur le premier pigeon venu au travers de leurs sortilèges littéraires. On me disait souvent cela lorsque je clamais mon amour pour Muray. Pourtant, vous comme Muray, n'êtes pas ce genre d'auteurs. Si votre lecture est salutaire et admirable c'est bel et bien parce que vous savez mettre les mots sur ce que de nombreuses personnes ressentent. Par manque d'expérience dans la vie sans doute, je ne pouvais pas vraiment déceler les causes exactes de ce terrible malaise qui me prenait, vous m'avez aidé à y voir plus clair et à nommer clairement l'ennemi, et pour cela je vous en remercie du plus profond de mon coeur.

Mais lire un ouvrage est une chose, appliquer ces principes que nous prônons à notre vie toute entière en est une autre. Né au coeur de l'économie, je sais qu'il sera dur pour moi de cesser complètement le comportement schizophrène qui est celui du croyant moderne, qui malgré lui se voit bien obligé de vouer plus ou moins allégeance au marché.

Très chers Anarchristes, contribuer d'une manière ou d'une autre à votre oeuvre s'avère une nécessité à mes yeux. Cela donnerait du sens à mon engagement !

Je vous prie d'agréer, très chers Anarchristes, l'assurance de mes salutations les meilleures.

A vous toujours,

Alexis Judet