Né en 1931 en Algérie, le biologiste et philosophe Henri Atlan est professeur émérite de biophysique à l'université Paris-VI et au Hadassah Medical Center de Jérusalem. Après des travaux scientifiques qui ont contribué au renouvellement des connaissances biologiques, il a développé, dans L'Utérus artificiel (Seuil), l'hypothèse futuriste d'une «gestation extracorporelle». Prolongeant sa réflexion sur les relations entre science et éthique, il vient de signer aussi Athéisme de l'écriture, le deuxième tome des Etincelles de hasard (Seuil). Pour Le Figaro, il analyse la révolution anthropologique entraînée par la biologie contemporaine.

LE FIGARO. – Vous avez créé le débat avec un livre au titre provocateur, L'Utérus artificiel. S'agit-il d'une métaphore pour rendre compte plus généralement du progrès accéléré qui emporte nos sociétés ?

Henri ATLAN. – A mon grand regret, le public a beaucoup plus parlé de l'utérus artificiel que du contenu du livre. L'utérus artificiel n'est pas pour demain, bien que quelques rares chercheurs aient commencé à y travailler. Je n'en fais pas partie ; mais les dix-sept années passées au sein du comité national d'éthique m'ont fait réaliser que nous sommes engagés depuis une cinquantaine d'années – avec la pilule contraceptive, la libéralisation de l'avortement et les techniques diverses de plus en plus sophistiquées de procréation médicalement assistée – dans un processus de dissociation entre procréation et sexualité.

Ce processus a-t-il comme aboutissement l'utérus artificiel ?

L'utérus artificiel sera un point d'orgue dans cette évolution. La maternité sera devenue symétrique de la paternité et devra, comme elle, être construite. Mais en fait nous y sommes déjà et ce livre est une expérience de pensée qui utilise une demi-fiction pour éclairer d'une lumière plus crue un ensemble de problèmes de société actuels, posés par les bouleversements bien réels des structures familiales et des modes de procréation, avec relations nouvelles entre hommes et femmes et entre adultes et enfants.

Pouvez-vous dessiner les contours de cette rupture anthropologique ?

Nous sommes engagés dans un ensemble d'expérimentations, à la fois biologiques et sociales, dont l'homoparentalité n'est qu'un aspect, peut-être le plus spectaculaire. Ces techniques, ainsi que d'autres – comme la machine à laver – ont libéré les femmes de servitudes millénaires. L'évolution radicale de la condition féminine a également induit un bouleversement parallèle de la masculinité. D'où un énorme bouleversement de la condition humaine en général au XXe siècle. C'est quand même la première fois dans l'histoire de l'humanité qu'un enfant peut naître de l'ovule d'une femme et être porté dans l'utérus d'une autre. On peut imaginer que, dans un avenir lointain – d'ici cinquante ou cent ans –, la technique permettra à la grossesse de se dérouler totalement en dehors du corps d'une femme, comblant l'écart actuel entre les quelques jours qui suivent une fécondation in vitro (1) et les 24 semaines à partir desquelles des bébés grands prématurés peuvent actuellement achever leur développement en couveuse, lorsque cela est nécessaire.

Ces bouleversements que la science autorise sont-ils forcément acceptables ou désirables d'un point de vue éthique ou social ?

Je le répète, l'idée de l'utérus artificiel n'est qu'une façon d'éclairer, sous un jour plus cru, un processus actuel au sein duquel nous sommes déjà très largement engagés. D'ailleurs, je me suis rendu compte, à ma grande surprise, que deux colloques internationaux de bioéthique s'étaient d'ores et déjà tenus dans le monde, s'interrogeant sur le caractère légitime ou non d'une telle entreprise. Le processus est déjà entamé.

Et vous, quelle est votre position personnelle ?

Je pense que ce projet se réalisera non seulement parce que la technique le permettra, mais parce qu'il satisfera une demande sociale. Comme pour les autres techniques de procréation médicalement assistée, cette dernière s'appliquera au départ sur la base d'indications médicales – en alternative au recours à des mères porteuses, par exemple en cas d'impossibilités pathologiques de grossesse –, puis un certain nombre de femmes voudront l'utiliser en l'absence de toute pathologie. On voit mal comment une société démocratique pourra arrêter un tel processus : le prohiber reviendrait à interdire aux femmes la libre disposition de leur corps, à leur refuser le droit, pour celles qui le revendiqueront, de ne pas passer par les contraintes de la grossesse. D'autres, au contraire, continueront de considérer la grossesse comme un privilège auquel elles ne voudront pas renoncer.