Cette étude a débuté en 1932, sous la direction du Service de santé publique des États-Unis. Pour les besoins de l’étude, 399 Noirs souffrant de syphilis ont été enrôlés, de même que 201 sujets en santé, à titre de groupe-contrôle. À l’époque, les antibiotiques demeuraient à découvrir et les traitements disponibles, à base d’arsenic, de mercure et de bismuth, étaient à la fois dangereux et peu efficaces. L’étude avait pour but de déterminer s’il ne serait pas mieux, pour l’état des syphilitiques, que ces derniers ne soient pas soumis à ces traitements.

Les patients inscrits à l’étude de Tuskegee, de pauvres fermiers sans éducation, n’ont jamais donné leur consentement éclairé. De plus, les chercheurs responsables, parmi lesquels, il faut le dire, se trouvait du personnel médical afro-américain, ont caché aux patients leur véritable état. Les sujets ont simplement été informés qu’ils étaient traités en raison de leur « mauvais sang », un terme générique alors utilisé pour décrire une variété de problèmes médicaux.

En échange de leur participation, les hommes recevaient des « traitements gratuits ». De plus, le jour de visite à la clinique, leur transport était aussi gratuit et un repas chaud leur était servi. En cas de décès, les frais funéraires étaient couverts, mais seulement si la famille acceptait qu’une autopsie soit effectuée. La notion de « traitements gratuits » est particulièrement choquante. En fait, non seulement les sujets n’ont-ils pas reçu de tels traitements, mais on leur a également empêché d’en recevoir lorsque cela est devenu possible. Mentionnons par ailleurs que ces « traitements gratuits » consistaient entre autres en de douloureuses ponctions lombaires dont le seul objectif était de déterminer la progression de la maladie.

Ne devant au départ que durer six mois, l’étude s’est prolongée pendant 40 années, avec des ramifications difficiles à imaginer aujourd’hui. Lorsque les États-Unis sont entrés dans la Deuxième Guerre mondiale, 250 des participants ont voulu s’enrôler dans l’armée. À ce moment, les examens de routine ont découvert la présence de la syphilis et les hommes ont été sommés de se faire traiter avant de pouvoir joindre les forces militaires. Les chercheurs du Service de santé publique ont empêché ces sujets de recevoir un traitement adéquat, car cela aurait nui à la tenue de l’étude.

Soulignons par ailleurs qu’à la fin des années 1940, lorsque des programmes efficaces de traitement de la syphilis avec pénicilline ont été mis en place, les chercheurs en sont, une fois de plus, arrivés à en soustraire « leurs patients ».

À compter de 1966, Peter Buxtun, chercheur au Service de santé publique, a entrepris d’interroger ses supérieurs quant à la moralité et l’éthique de l’étude de Tuskegee. Mais le Centre de contrôle et de prévention des maladies – à qui la supervision de l’étude avait alors été confiée – a soutenu qu’il était nécessaire de mener l’étude à sa conclusion. En d’autres termes, le Centre soutenait qu’il fallait constater le décès des sujets et procéder à une autopsie des cas!

N’obtenant pas les résultats escomptés, Peter Buxtun décida finalement d’alerter les médias, et le scandale éclata le 25 juillet 1972 avec un article en première page du Washington Star. Cela donna lieu à des audiences au Congrès américain, conduites sous la direction du sénateur Kennedy. Celles-ci mirent à jour le manque flagrant d’éthique de l’étude, forçant les chercheurs à y mettre fin.

Parmi les 399 sujets enrôlés 40 années plus tôt, seuls 74 vivaient encore. Parmi les sujets décédés, 128 étaient morts de syphilis ou de ses complications. D’autre part, 40 des conjointes des sujets de l’étude avaient été infectées et avaient donné naissance à 19 enfants atteints de syphilis congénitale.