De quoi le chapisme est-il le nom ? D'un mouvement subversif et anticapitaliste qui prône la révolution par le tweed. Drolatique et politique, il est exposé dans le tordant Manifeste chap.

Anarcho-dandys de tous les pays, unissez-vous ! L'heure de la révolution par le tweed a sonné et le spectre du chapisme hantera bientôt l'Europe toute entière. Plus qu'une idéologie, le mouvement chap est un art de vivre, une éthique aussi frivole que subversive fondée en Grande-Bretagne dans les années 1990 par Gustav Temple et Vic Darkwood.

Héritiers d'Oscar Wilde, P. G. Wodehouse, Huysmans, Robert de Montesquiou (le modèle du baron de Charlus dans A la recherche du temps perdu) mais aussi du dadaïsme et des situationnistes, les chaps entendent tout simplement faire exploser le capitalisme, renverser ce système aussi indissociable de la vulgarité bling-bling qu'une Rolex du poignet de notre président. Leurs armes : l'élégance, l'exquise politesse, la littérature, l'humour... et une bonne dose de Martini dry et/ou d'opium. Soit "le soulèvement par le charme".

Comme tout mouvement digne de ce nom, le chapisme (de "chap", qui signifie "gars") s'est doté d'un logo - une pipe de bruyère et un rasoir coupe-choux entrelacés à la manière de la faucille et du marteau communistes - et d'efficaces outils de propagande : un magazine (The Chap, que l'on trouve dans les boutiques vintage de Londres) et surtout un manifeste coécrit par Temple et Darkwood, les Marx et Engels du bon goût et du savoir-vivre révolutionnaires, également auteurs d'un Tour du monde en 80 Martini.

Un concentré d'absurdité so british

Exhilarant et décadent à souhait, ce petit livre rouge à l'usage des gentlemen modernes (le rouge étant la couleur préférée des chaps pour leurs cravates) est un concentré d'absurdité et de nonsense so british, écrit dans un style délibérément suranné et accompagné d'illustrations rétro délicieusement décalées.

S'y trouvent édictés les rudiments essentiels de la lutte : de la panoplie du parfait anarchodandy à la sémiotique du cheveu ou de la cigarette, en passant par l'entretien d'un superbe teint de phtisique et l'art de courtiser les dames. Ces dernières ne sont pas oubliées.

Dans le chapitre "Le Boudoir des rêves brisés", les aspirantes chapettes reçoivent elles aussi des instructions précises concernant la tenue et le comportement à adopter. Parmi les must-have : le monocle, un boa constrictor plutôt qu'un boa en plumes d'autruche (trop convenu) et, accessoire plus précieux que n'importe quel it-bag, un gentleman, si possible tenu en laisse.

On l'aura compris, l'habit - de préférence un costume sur mesure confectionné par un tailleur de Savile Row - fait le chap. Qu'il parcoure le monde, lise les oeuvres complètes de Baudelaire alangui sur une méridienne ou s'octroie une charmante escapade en automobile, le chap se doit d'être toujours impeccablement vêtu. La faute de goût est son pire ennemi.

"Les Anarcho-Dandys se contentent d'exposer le pli impeccable de leurs pantalons"

Et le monde moderne lui en offre malheureusement chaque jour d'accablants exemples. Les chaînes de prêt-à-porter, les fast-foods... Les chaps ont décidé de les combattre sans relâche, non par esprit réactionnaire ou conservateur, mais parce qu'ils voient là les emblèmes de la société capitaliste.

Anticonformiste né, le chap est le cousin chic de l'altermondialiste, le grand frère sophistiqué de Julien Coupat. Sauf qu'il met un point d'honneur à mener la lutte avec panache et glamour : "Cet individu (le chap), en apparence original et inoffensif, a été repéré évoluant par petits groupes, en marge de certaines marches de protestation récentes, dans des villes aussi éloignées de la vie civilisée que Seattle ou Kyoto. Tandis que des jeunes mal peignés, vêtus de passe-montagne, hurlent des slogans et brisent les vitrines des McDonald's, les Anarcho-Dandys se contentent d'exposer le pli impeccable de leurs pantalons en serge de coton, le sourcil levé au-dessus de leur monocle, un sourire ironique aux lèvres."

C'est vrai, quoi, flûte ! La révolution n'est pas nécessairement synonyme de laisser-aller vestimentaire. Et on peut avoir des idées contestataires sans pour autant arborer l'apparence négligée d'un Che ou d'un Michael Moore.

Sous ses airs drolatiques, Le Manifeste chap est tout aussi subversif - et nettement plus distrayant - que L'insurrection qui vient. On y retrouve d'ailleurs des idées assez proches, comme le rejet viscéral du travail, cette abomination ô combien avilissante et inélégante.

Le chap, meilleur opposant de la droite clinquante ?

Un chapitre est ainsi consacré à l'éthique du tirage au flanc. En cas de nécessité absolue occasionnée par des dettes de jeu ou une addiction croissante aux barbituriques, le chap pourra toujours opter pour un travail à temps partiel et profiter de cette incursion dans le monde de l'entreprise pour s'adonner à des opérations de sabotage de la grande machine capitaliste, en passant par exemple ses journées à photocopier des ramettes entières de poèmes de Keats et de Verlaine qu'il distribuera ensuite à ses collègues, ou bien en adoptant la technique dite "Bartleby", inspirée du héros de Melville, un art de l'esquive qui découragera jusqu'au chef de bureau le plus zélé. De l'anti "travailler plus pour gagner plus", en somme.

Et si le chap, pourfendeur infatigable de la "vulgocratie", se révélait le meilleur opposant à la droite clinquante et de mauvais goût incarnée par Nicolas Sarkozy ou Silvio Berlusconi ? A des sorties comme "Casse-toi pauv' con", il opposerait son ironie et sa désarmante courtoisie.

Quel que soit le candidat de la gauche à la présidentielle de 2012, on ne saurait trop lui conseiller d'investir dans un complet en tweed parfaitement coupé (ou si c'est une femme, un tailleur, avec ou sans boa constrictor). A ce stade, il ne faut négliger aucun détail.

Elisabeth Philippe

Les Inrockuptibles

20/12/2010

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