Monsieur,

Votre Mort du curé Chevance m'a donné une des émotions les plus tristes et les plus désespérées de ma vie. Une de ces émotions lancinantes et terribles qui vous écrasent comme un remords. Suis-je donc destiné à périr de cette mort qui serait pour moi sans espérance? Rarement chose ou homme m'a fait sentir la domination du malheur, rarement j'ai vu l'impasse d'une destinée farcie de fiel et de larmes, coincée de douleurs inutiles et noires comme dans ces pages dont le pouvoir hallucinatoire n'est rien à côté de ce suintement de désespoir qu'elles dégagent. Je ne sais si je suis pour vous un réprouvé mais en tout cas vous êtes pour moi un frère en désolante lucidité. Mais toute votre lucidité, votre cruelle connaissance n'arriveront jamais à vous faire confondre les tableaux qui sortent de votre plume avec des sentences vraies. Vous n'imaginerez jamais le malheur comme une Voie Lactée. Vous ne concevrez pas cette saturation sans recours qui fait qu'aucune inconstance n'est sauve, que le malheur est devenu vraiment le signe de la réalité. Des situations comme celles que vous décrivez sont pour moi l'image la plus claire de l'âme, son unique aboutissement dans ce monde ou dans l'autre.

Lettre d'Antonin Artaud à Georges Bernanos, à propos de L'imposture (1927)