L’élection présidentielle est, en France, un phénomène tout à fait remarquable. Tous les cinq ans, les citoyens de cette République se choisissent un Chef. Fier d’avoir coupé la tête à son roi, le peuple français désigne un homme (de sexe indéterminé) qui sera :

- le garant de l’intégrité du territoire de la République et le chef des armées, conséquemment le détenteur du pouvoir d’erradiquer toute vie consciente de la face de la terre et, vraisemblablement, de l’univers visible tout entier ;

- le garant de la Constitution, de l’indépendance de la Nation et des traités, notamment européens, qui subsument cette constitution et limitent cette indépendance ;

- éventuellement dictateur, si le besoin devait s’en faire sentir.

Comme ce n’est assurément pas suffisant entre les mains d’un seul, ce personnage d’essence démocratique a en outre la haute main sur le gouvernement, qu’il préside, nomme et révoque. Soucieuse de ne pas confondre les pouvoirs, la Consititution lui assure en outre par le mode de scrutin de détenir une majorité absolue au Parlement, qui rédige les lois. Il peut ainsi mettre son nez partout, dans les problèmes liés à la confection du camembert, à la vitesse des voitures ou au montant des retraites. Il peut modifier le fonctionnement des universités et le contenu de l’enseignement scolaire. Il a charge de réduire le chômage et les diverses fractures sociales. Il doit redonner confiance au pays, inspirer un nouvel élan, veiller sur les arts et des lettres, surveiller la télévision, relancer l’économie. Il peut supprimer le mot “Mademoiselle” des formulaires administratifs et envoyer l’armée garder les plantations de pavot en Afghanistan.

Maître de la vie et souverain de la mort, il régente les destinées individuelles et collectives, peut mettre fin à l’expérience humaine, juger l’histoire, concevoir les lois.

Une brève analyse de ce qu’est un Président de la République nous permet donc d’affirmer qu’il n’est pas un simple humain, un de ces êtres censément raisonnables dont le caractère manifestement borné interdit qu’il puisse être à la mesure de telles fonctions. Il s’agit d’un dieu, au sens où les Empereurs romains en étaient, à moins que, à l’instar de Moïse ou de Mahomet, la divinité unique lui parle personnellement. Ce dernier phénomène est surtout réservé aux Présidents d’outre-atlantique.

On pourrait croire que les Français sont un peuple curieux et incohérent, puisqu’il prétend élire ses prophètes et ses dieux. Ce serait ne pas voir la profonde sagesse avec laquelle il a transformé l’inanité puérile de la démocratie représentative en une véritable religion laïque : on n’a pas vécu mille ans en royauté de droit divin pour rien.

Tous les cinq ans, ce qui se produit n’est donc rien moins qu’une grande cérémonie religieuse, où, tels de nouveaux psaumes, les programmes et les promesses n’ont d’autre fonction que de célébrer les vertus du Pouvoir. Peu importe au fonds quelle personne incarnera la fonction royale et sacrée de Président, comme peu importe dans l’Eglise romaine quel prêtre célèbrera la messe. Tel un nouveau Christ, De Gaulle-Mitterrand est toujours vivant. Le Roi a deux corps. Ce qui compte, c’est que, participant à cette cérémonie, tous les Français communient dans la célébration du Pouvoir suprême, centralisé et laïc, c’est-à-dire n’admettant plus d’autre sacralité que lui-même. Ce qui compte, c’est qu’ils lui remettent les clefs de leur destin, qu’ils lui confient leur culture, leur santé, leur liberté et, bien sûr, leur chère prospérité économique. Peu importe que les Français votent pour Le Pen ou pour Hollande, qu’ils adhèrent stupidement ou qu’ils protestent hargneusement : ce qui compte, c’est qu’ils reconnaissent par leur participation à cette célébration la légitimité d’un Pouvoir au regard duquel l’absolutisme d’un Louis XIV n’est qu’une risible bagatelle. Ce qui compte, c’est que, mettant dans l’urne son petit bulletin, le citoyen reconnaisse l’incontestable supériorité du nouveau sacré sur l’ancien ; si l’on peu croire que Jéovah créa tout, on sait que le Président peut tout détruire.

Voilà donc pourquoi il faut culpabiliser les abstentionnistes. Ces nouveaux hérétiques, sur lesquels il convient de verser la poix chaude de la vindicte médiatique, mettent en péril l’ordre social républicain fondé sur l’adoration du Pouvoir. Qu’ils songent un peu à tous ces martyrs qui sont morts pour la démocratie, et qu’ils méditent ceci, que leur attitude renforcera les forces du mal, tapies à l’extrême-droite, prêtes à fondre sur la Ve République pour en faire une tyrannie, ce qu’assurément elle n’est pas, puisque le tyran y est élu.

Armand Grabois