Homorectus catholicus contre Muray

Dans Les enfants humiliés, son journal des années de guerre, Georges Bernanos, l’écrivain catholique, veut en finir avec l’humanisme des imbéciles, les mauvais soldats et les vrais pharisiens ; il préfère l’enfant humilié au monstre conscient et post-humain : « Bref, c’est par les saints et les héros que je suis, les saints et les héros m’ont jadis rassasié de rêves et préservé des illusions. Je n’ai jamais pris, par exemple, les bigots pour des chrétiens, les militaires pour des soldats, les grandes personnes pour autre chose que des enfants monstrueux, couverts de poil. A qui servent-ils ? me demandai-je. Au fond je me le demande encore. Le fait est qu’ils ne m’ont servi à rien » (1).

On rêvera, dans les années soixante-dix, une fin de l’homme avec beaucoup moins de nerfs, de sang dans les yeux et de grandeur dans la foi. Pour la modernité, Bernanos apparaît un peu comme notre Père humiliant, un peu comme un autre Claudel revenu des enfers et mitraillant les âmes, fuyant tout mais armé évangéliquement.

Maxence Caron, dans un livre qui vient de paraître, jouit de cette humiliation là et en profite pour descendre un ami

Maxence Caron, comme Georges Bernanos en 1949 (lorsque la guerre de quarante n’est pas finie pour tout le monde et qu’il s’agit d’épurer encore, de diviniser toujours), déteste, dans l’absolu, l’homme dans l’homme : comme un Bernanos d’après la modernité et d’après la démocratie, il s’en prend au corps mort de Philippe Muray car il en veut à son « âme », géniale dit-il mais perdue pour « Dieu ».

Caron fait paraître chez Artège (éditeur et libraire catholique) un Philippe Muray, la femme et Dieu : il écrit les pages nécessaires pour que Muray, qui avait la foi, ne rencontre plus le dieu après sa mort. Car Caron a la foi mais, lui, de surcroît, a Dieu à son côté : chez Caron la théologie se fait mystagogie, philosophie jamais, littérature surtout pas. Maxence Caron, ainsi, damne Philippe Muray, ou il le voue à tous les saints, mais c’est le même meurtre catholique. Car pour Caron, si Muray avait la foi, il n’avait définitivement pas la fibre catholique, c’est-à-dire qu’il fut d’abord un écrivain et seulement un écrivain, même à la fin ; il ne parvint jamais comme Bernanos ou Caron à devenir (même face à la Mort, même face à Dieu le Père) un homorectus catholicus.

Car il se passe quelque chose aujourd’hui au cœur de la théologie catholique : comme une tentation théocratique si ce n’est théocritique. Par exemple, c’est Dieu qui juge et Caron qui dispose. En effet, Dieu semble revenu, malgré sa mort ou malgré nous, pour juger les chrétiens, les écrivains et les intellectuels. Il en va d’un certain discours religieux (intégral et intégriste), autrement dit d’une rhétorique et d’une terreur. Il faut dire l’ordre car il faut remettre dans l’ordre.

Caron (né en 1976) pour écrire sur Muray (mort en 2006) et en faire son « petit maître » à dominer, a besoin de Muray mort. Son livre a pour but de le tuer pour l’éternité, ce sera écrit, ce sera fini. Le Murray de Caron est notre Prométhée : définitivement décatholicisé et pour toujours ré-humanisé. Le dernier texte écrit par Philippe Muray avait pour titre « Dieu merci ». Nous dirons ici au nom de Muray vivant : « Merci Caron ! ».

Pour résumer, à la fin de son livre, Caron affirme la solution finale qui consiste à donner le baiser du tueur (caresse catholique par excellence) : c’est bien avec l’ami qu’il s’agit d’en finir en le traitant de fils en Dieu mais faux frère. Il écrit à Philippe Muray enfin mort pour l’éternité : « Penseur qui confesse le christianisme sans être pourtant chrétien, affirmant par là et contrairement à ses prédécesseurs, en dehors de toute réaction stérile, combien il est finalement impensable de ne pas penser chrétiennement ; écrivain qui du fond des tics de la modernité produit le langage qui s’en ébroue, et qui montre quoi qu’il dise, par ses postures et ses impasses comme par la singularité de ses saillies et son génie analytique, que l’avenir est à Dieu au sens non proverbial du terme – Murray m’est le paradoxe d’un adversaire de compagnonnage » (2).

Traduit catholiquement, Muray est donc le diable de Caron. Le diable probablement. Or Caron aime bien son diable, pour l’éventrer et lui détripailler l’âme.

On aura lu ci-dessus son petit Bernanos dans le texte : Caron est la créature, à lui seul, malgré tous et contre nous. Maxence Caron, c’est homorectus catholicus, l’homme de droite catholique en son essence bandante et dirigée raide vers le haut. Chez Caron le ciel n’est pas bleu, il est vieux. Qu’est alors que homorectus catholicus ?

Maxence Caron se fait pleinement homorectus catholicus lorsqu’il assène, mine de rien, s’adressant au mort Muray : « Le catholicisme de Muray n’a rien d’un catholicisme ontologique, il n’a d’ailleurs rien d’un catholicisme ». Il faut savoir que pour homorectus catholicus, répéter le mot c’est faire venir la chose, or la chose est Dieu. Ontologiquement, ôter sa mort à l’homme Muray, ce sera pour Caron se sauver lui-même, faire être Dieu là (sachons que Caron se déclare en première instance heideggerien et chrétien, ce qui en français signifie métaphysicien et malin).

La foi d’homorectus catholicus se révèle à nous fortement charbonneuse (au sens de foi du charbonnierbien sûr), et très peu bernanosienne (au sens des enfants humiliés de Bernanos). Quand Bernanos, lui, balançait son christianisme à la tête des imbéciles, il n’y allait pas par quatre chemins, il attaquait par la seule voie de l’évidence absurde de la Foi. Bernanos était un Ecrivain : son ontologie personnelle prenait dans ses livres la forme du Dieu absent-présent, hors tout catholicisme contextuel, mais au nom du dieu vivant et étant. Le christianisme de Bernanos valait tout le christianisme. Celui de Caron joue au philosophe et maquille à outrance le dieu des vieux philosophes : Caron de fait n’est pas catholique, il reste et demeure théiste. Ce qui est peu. Au regard de la grandeur de sa Connaissance de Dieu. On dirait que Caron ridiculise Dieu sous lui lorsqu’il moque le dieu écrit en toutes lettres de Muray.

Ils n’en peuvent plus et n’y peuvent rien. Les catholiques de la fin en sont là et le livre de Maxence Caron les finit en beauté, malgré lui, de haut en bas. Ce Dieu mis en jeu contre Philippe Muray par Maxence Caron n’a plus rien d’un dieu : car si Muray lui au moins est mort, Dieu lui n’est rien à l’intérieur du livre. Quelques lignes pour quelques mots qui reviennent de loin, pas plus, pas moins. Pourtant Muray est vivant, et c’est encore un écrivain pour nous. Dieu est mort, ce fut un essayiste à l’ancienne. Un personnage de Balzac si l’on veut. Un être jamais là.

Alain Jugnon

(1) Georges Bernanos, Les enfants humiliés, p. 140, Gallimard, 1949. (2) Maxence Caron, Philippe Murray, la femme et Dieu, p. 147, Artège, 2011.

SOURCE : REFLETS DU TEMPS

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