Nous attendons, en vérité, que les professionnels de la finance de marchés, leurs créanciers et leurs actionnaires, consentent à lâcher le Veau d’Or. Tant que la finance dérégulée promettra des rendements de 15% par an, l’épargne ne pourra pas être investie dans un programme d’industrialisation verte qui ne sera rentable que dans le temps long. L’épargne, pourtant abondante en Europe, restera captée par le casino international des marchés. C’est donc à nous, en France, en Europe, au sein de la société civile, dans nos Églises, d’exiger du politique qu’il prenne les mesures qui s’imposent pour réguler les marchés financiers. En Allemagne, face à la déroute des banques classiques, des grands groupes industriels comme Siemens et Volkswagen ont créé leur propre banque commerciale : une banque véritablement au service de l’industrie. Quand la France industrielle comprendra-t-elle que les marchés dérégulés risquent de la conduire à sa perte ?

Le Conseil pontifical Justice et Paix, à l’automne 2011, a demandé des réformes très claires. Primo, la mise en place d’une taxe sur les transactions financières. Si nous l’avions fait en 2008, le problème des dettes publiques en Europe serait aujourd’hui réglé. Cette taxe est aujourd’hui soutenue à juste titre par la France. Secundo, la séparation des métiers de la banque d’investissement et de la banque de dépôt. La Grande-Bretagne est plus avancée que l’Europe continentale sur cette réforme fondamentale contre laquelle les banques françaises sont vent debout. Tertio, la recapitalisation des banques sous condition : cela veut dire que, contrairement à ce que nous avons fait en 2008, lorsque l’État vole au secours d’une banque privée en faillite, il doit entrer dans son Conseil d’Administration pour garder un droit de regard sur l’usage qui sera fait de l’argent du contribuable.

Déjà, en 1931, le pape Pie XI nous avertissait en des termes vigoureux, dans son encyclique Quadragesimo Anno. Il n’hésitait pas à dénoncer “la concentration des richesses, ... l’accumulation ... d’un pouvoir économique discrétionnaire, aux mains d’un petit nombre d’hommes qui d’ordinaire ne sont pas les propriétaires, mais les simples dépositaires et gérants du capital qu’ils administrent à leur gré. (113)” “Cette concentration du pouvoir et des ressources ..., estimait-il, est le fruit naturel d’une concurrence dont la liberté ne connaît pas de limites ; ceux-là seuls restent debout, qui sont les plus forts, ce qui souvent revient à dire, qui luttent avec le plus de violence, qui sont le moins gênés par les scrupules de conscience. ... La libre concurrence s’est détruite elle-même, conclut le pape ; à la liberté du marché a succédé une dictature économique” (117). Cette dictature, ce n’est pas celle du collectivisme soviétique, auquel Pie XI consacre des pages tout aussi cinglantes, mais c’est bien celle des financiers.

Aujourd’hui, dans le contexte des dettes publiques européennes, la parabole de l’intendant avisé, dans l’Évangile de Luc (Lc 16, 1-13) peut se lire ainsi : cet intendant, lui aussi, a mal géré l’argent qui lui avait été confié. En renonçant à exiger le remboursement d’une créance qui ne lui a rien coûté, en remettant une partie des créances de son maître, il restaure le lien social et protège la relation d’amitié qui le lie à d’autres. Aujourd’hui, être un “enfant de lumière avisé”, ce n’est pas jouer au casino sur des dark pools puis imposer des coupes sombres dans le budget des États pour échapper à sa propre faillite ! C’est aider à faire en sorte que la zone euro n’implose pas. Inversement, lorsque je mets à genoux des pays entiers au motif qu’ils ne sont pas en mesure de rembourser une dette que j’ai moi-même gonflée en exigeant des taux d’intérêt exorbitants, ne suis-je pas en train de commettre un péché grave ?

Car, aujourd’hui, le Christ pauvre, assoiffé, nu et malade de l’Évangile (Mt 25), ce sont les chômeurs et les travailleurs précaires d’Europe, en particulier les 8 millions de Français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ; ce sont les 6 millions de Français - souvent les mêmes - qui souffrent d’exclusion bancaire. Ce sont en particulier les enfants pauvres. Entre 2007 et 2010, le taux de grande pauvreté des enfants de moins de 6 ans a augmenté de 40% en France…

Il n’est pas inutile de rappeler que créer de la monnaie ne coûte quasiment rien à une banque commerciale. Par définition, une banque prête de l’argent qu’elle n’a pas et qu’elle crée au moment même où elle le prête. C’est une simple opération d’écriture sur un ordinateur. Cette création sans coût, ou presque, s’apparente à la création ex nihilo de Dieu. Et elle peut, en effet, donner à certains banquiers le sentiment de la toute-puissance. Le P-DG de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, déclarait ainsi, en 2009 : “je ne suis qu’un banquier qui fait le travail de Dieu”. Mais l’analogie avec le pouvoir créateur du Dieu de la Bible se tourne en sinistre parodie lorsque ces mêmes banquiers sont capables d’exiger que l’on saigne à blanc leurs débiteurs pour récupérer un argent qui ne leur a presque rien coûté. Au contraire, le Dieu d’Israël, Celui que le Christ appelle “Père”, crée et donne la vie gratuitement, pour rien, sans rien attendre en retour, dans une surabondance amoureuse.

Père Gaël Giraud, sj, Conférence de Carême à Notre-Dame, 11 mars 2012