Nos fameuses classes dirigeantes ne dirigent plus rien. Elles obéissent à des suggestions qu’elles ne peuvent contrôler, qui leur viennent de toutes les extrémités de la terre, qui ne se soumettent plus à leur jugement avec modestie, comme c’est encore le cas du livre, mais leur en imposent un d’avance par des moyens publicitaires qui agissent mécaniquement. Et ce ne serait rien si la plupart des hommes ne perdaient du même coup le sens de leur valeur, et le sens des réalités et par conséquent le sens des grandeurs et par conséquent le sens de la grandeur. Car tout se présente à nous désormais sur le même plan dans ce monde international, qui est celui de la “ publicité ” : qui est celui qui résulte de la violence de l’éclairage, au propre comme au figuré, et où se mêlent tous les genres et tous les tons, venus de partout et entrenoués : le grave et le plaisant, le tragique et le comique, la fugue et la chansonnette; car l’écran, le disque et le poste de T.S.F. décident automatiquement des valeurs, rien qu’en éclairant vivement ce qui fait l’objet de leur choix, et noyant par là même dans d’épaisses ténèbres les productions qu’ils négligent. Voilà l’aboutissement de nos célèbres “ moyens modernes de diffusion ” dont le public est tout le monde de l’un à l’autre bout de la terre, à qui une même nourriture est offerte de l’un à l’autre bout de la terre. Et que le public doit bien accepter et accepte, n’agissant plus, mais subissant, ne faisant plus, mais se laissant faire, passif dans l’uniformisation. Les modes se chassent l’une l’autre; les modes vont vite. Tout défile et galope. On est applaudi et du même coup oublié. Personne n’a plus le temps de saisir et par là même de s’attacher, et de distinguer l’essentiel de ce qui ne l’est pas; ce qui comptera de ce qui ne compte déjà plus, ce qui est fécond de ce qui est stérile; ce qui est imitation et flatterie de ce qui procède de son propre fond (avec toutes les difficultés et toutes les lenteurs que lui vaut précisément son originalité). Le bénéfice ne vient qu’après : or il n’y a plus d’après. Tout relève du journal. C’est le régime de la “ grande information ” où rien de ce qui est important n’est signalé et qui ne met en lumière que ce qui est sans importance.

Charles Ferdinand Ramuz, Besoin de grandeur, 1937.