Le socialisme français avait mis l'accent sur la dimension sociale, "communionelle" de l’Évangile, dimension que les chrétiens du XIXème siècle, piétistes et apeurés, avait quelque peu oubliée. C'est d'ailleurs pourquoi les socialistes ont fini par devenir athées. N’empêche qu'il restait marqué, dans le quotidien, par cet évangélisme social de 1848, que le jeune Dostoïevski aimait parce qu'il ne rejetait pas Jésus, et "parce qu’il n'est pas un système" disait-il. L'intuition fondamentale des premiers socialistes français, c'était la justice, bien sûr, mais surtout la communion : "Ma vie c'est la vôtre", disait Georges Sand, et Pierre Leroux mettait en exergue à son livre, De l'humanité, le passage de saint Paul sur le corps unique où nous sommes tous "membres les uns les autres". Il avait ce mot extraordinaire, que seule la théologie mystique de l'Orient chrétien m'a permis de comprendre : "Tous les hommes sont trinité". Il s'opposait d'ailleurs aux hégéliens de gauche : s'ils l'emportaient disait-il, "chacun deviendrait fonctionnaire avec l'inquisition à sa porte ". Il proposait pour désigner le mouvement, le mot "communionisme". Telle était bien encore l'attitude profonde - mais déjà presque honteuse, presque secrète - d'un Jaurès. Jaurès a laissé sur le Christ des notes aimantes, il relisait régulièrement - et s'en donnait le temps - Homère, Dante et la Bible ; il soulignait l'importance primordiale de la vie spirituelle, écrivant : "Réaliser la justice dans l'ordre social pour préparer...la pénétration familière des âmes dans l'ordre mystique". Beaucoup s'est joué au début du XXème siècle. Le mouvement était encore incertain, du moins dans ce pays. La "Philosophie des producteurs", de Sorel, témoignait d'une pathétique nostalgie de l'Eglise originelle, capable de changer réellement la vie aussi bien entre les hommes qu'en chacun, et de multiplier, dans un tissu social nécrosé, des lieux de communion, de liberté profonde et de beauté. Seulement, ce mouvement a rencontré, non pas un christianisme créateur, un christianisme de la divino-humanité, mais le marxisme le plus systématique. Il y a eu Péguy, bien sûr. - "Notre socialisme, par un échange, était une sorte de christianisme du dehors"; dans le monde orthodoxe, il y a eu Berdiaev, le père Serge Boulgakov, certaines intuitions de Makrakis. Mais c'était des prophètes isolés, au moment où le nihilisme allait se faire massivement histoire avec la première guerre mondiale - et ce qu'on appellerait plus tard le Goulag... Les prophètes d'un christianisme créateur ont été submergés. Tués. Jetés sur d'autres terres comme des graines arrachées. Vaincus ? Je ne crois pas. A long terme, il est certain qu'ils l'emporteront puisqu'on ne peut bâtir sur le néant et que le Christ est ressuscité.

Olivier Clément, L'autre Soleil, 1975.