Seul le recours aux étendues infinies et dépeuplées autorise une anarchie pacifiste dont la viabilité est fondée sur un principe très simple : contrairement à ce qui advient en ville, le danger de la vie dans les bois provient de la Nature et non de l’Homme. La loi du Centre chargée de réglementer les relations entre les êtres humains peut donc s’affranchir de pénétrer jusqu’en ces lointains parages. Rêvons un peu. On pourrait imaginer dans nos sociétés occidentales, comme a Pokoiniki ou a Zavarotnoe, des petits groupes de gens désireux de fuir la marche du siècle. Lassés de peupler des villes surpeuplées dont la gouvernance implique la promulgation toujours plus abondante de règlements, haïssant l’hydre administrative, excédés par l’impatronisation des nouvelles technologies dans tous les champs de la vie quotidienne, pressentant les chaos sociaux et ethniques à venir, ils décideraient de quitter les zones urbaines pour regagner les bois. Ils recréeraient des villages dans des clairières, ouvertes au milieu des nefs. Ils s’inventeraient une nouvelle vie. Ce mouvement s’apparenterait aux expériences hippies mais se nourrirait de motifs différents. Les hippies fuyaient un ordre qui les oppressait. Les néo-forestiers fuiront un désordre qui les démoralise. Les bois, eux, sont prêts à accueillir les hommes ; ils ont l’habitude des éternels retours.

Pour parvenir au sentiment de liberté intérieure, il faut de l’espace à profusion et de la solitude. Il faut ajouter la maitrise du temps, le silence total, l’âpreté de la vie et le côtoiement de la splendeur géographique. L’équation de ces conquêtes mène en cabane.

Sylvain Tesson, Dans les forêts de Sibérie, 2011