Ivan Illich : une ascèse sans métaphysique

L’auteur de ces lignes devra commencer par avouer son désarroi devant le sujet qu’il s’impose, Ivan Illich, sa pensée et sa vie : l’ayant lu à maintes reprises il y a plusieurs années, il en avait conçu alors une jouissance extrême, joyeux comme on est joyeux à la découverte d’un monde nouveau, dont la flore est inattendue, dont les rivages soudains, quoique non rêvés, se révèlent dans une découpe mystérieusement évidente. Bref, en abordant Illich, on se sent au début chez soi, plus que partout ailleurs dans ce monde froid aux symboles épuisés. Mais c’est ensuite que naît le doute.

C’est ensuite - aujourd’hui pour nous - que la réserve à l’égard de cette pensée grandit. Rassurez-vous, lecteur, nous n’avons pas l’intention de raconter ici notre vie, dont vous vous moquez légitimement. Nous voudrions simplement préciser la position qui est la nôtre face à l’héritage d’Ivan Illich et que l’injustice que nous commettons peut-être maintenant par défaut d’impartialité soit annoncée. Illich, c’est évidemment beaucoup plus que ce que nous pouvons en dévoiler dans ces lignes. Il y a dans ses livres dix et cent et myriades de miracles intellectuels qui obligent au détour, de toute façon.

Mais il faut d’abord présenter Ivan Illich : né à Vienne en 1926, d’un père catholique croate et d’une mère russe juive, il étudie dans des établissements religieux de 1931 à 1941. Expulsé d’Autriche en vertu des lois antisémites, il terminera des études théologiques et philosophiques à la Grégorienne de Rome.

Ordonné prêtre, Illich est nommé à New York puis à Porto Rico, où il devient vice-recteur de l’Université catholique de Ponse. C’est là que commence à se développer l’intérêt qu’il a toujours manifesté par la suite pour les questions liées au développement des pays pauvres. Désireux de nourrir autour de lui ce qu'il appelle une « sensibilité interculturelle », il crée l’Instituto de Communicación Intercultural.

Ses relations avec l’Université de Ponse prennent fin en 1960 à la suite d’un désaccord avec l’Évêque du diocèse, concernant le problème du contrôle des naissances. Il accepte alors une chaire de professeur à l’Université de Fordham et fonde, en 1961, le Centre interculturel de documentation (CIDOC) à Cuernavaca (Mexique), centre qui deviendra fameux. Conçu au départ pour former des missionnaires nord-américains travaillant en Amérique latine, il se transforme vite en un centre para-universitaire où, par ailleurs, sont mises en pratique les idées d’Illich sur l’éducation sans école.

Jusqu’au milieu des années 70, le CIDOC est donc le lieu de rencontre de nombreux intellectuels nord-américains et latino-américains. C'est à cette époque que naissent des dialogues passionnés entre Illich et divers spécialistes de l’éducation, tous préoccupés de trouver des moyens éducatifs en dehors du système scolaire. Illich entame en même temps une critique de la structure de l’Église catholique, qu’il définit « comme une grande entreprise qui forme et emploie des professionnels de la foi pour assurer sa propre reproduction » et abandonnera bientôt ses fonctions ecclésiastiques.

Vers le milieu des années 70, bien que continuant à résider au Mexique, il adresse ses écrits à la communauté universitaire internationale et prend progressivement ses distances avec l’Amérique latine. À la fin de cette décennie, le philosophe et pédagogue quitte définitivement le Mexique pour s'installer en Europe. Il publie une dizaine d’ouvrages, dont les principaux demeurent : Une société sans école (1971), La convivialité (1973)., Le genre vernaculaire (1983) et Du lisible au visible : la naissance du texte (1991). Un peu écartée de la vie publique pendant vingt ans, sa pensée resurgit récemment en France, après sa mort advenue en 2002, quand Fayard entreprend de publier ses œuvres complètes en deux volumes .

Le personnage est donc divers : Illich le scientifique ; Illich le « convivial » ; Illich le croyant ; Illich le prêtre catholique ; Illich le théologien ; Illich « l’inventeur de la science qui n’existe pas encore » ; Illich l’historien ; Illich l’ami anachronique d’Hugues de Saint-Victor ; Illich le rhapsode ; Illich le révolutionnaire d’Amérique centrale ; Illich l’apatride ; Illich le cosmopolite ; Illich le défroqué ; Illich l’homonyme…

Bref, Illich le tout-ça en même temps n’est pas sans poser un problème éthique au lecteur contemporain de son œuvre, ou plutôt à celui qui chercherait à entendre le son outre-tombal de sa voix, puisqu’il aimait que résonnassent ainsi ses textes, puisqu’il tenait à ce que leur lecture fût auditive, sensuelle, charnelle pour exister vraiment.

Nous voudrions en effet montrer que la vérité de l’analyse d’Ivan Illich, en tant que partielle, engendre d’autres mensonges, certes antagonistes à ceux qu’il combattent mais qui n’en demeurent pas moins voile sur la réalité du monde. (Nous voudrions que ce ne fût pas prétentieux, ni haineux et que cela ne gâchât pas pour autant tout le plaisir des rapports que l’on peut continuer d’entretenir avec la pensée illichienne, fructueuse malgré tout pour ce qu’elle demeure toujours inattendue vis à vis de la doxa contemporaine). Nous nous proposons donc ici de mener une réflexion critique sur un versant de l’œuvre de l’homme qui a été peu exploré, nous semble-t-il.

En effet, si l’on sait combien l’on est redevable à Ivan Illich d’avoir poursuivi, après Günther Anders, après Jacques Ellul et en même temps que Bernard Charbonneau, une théorie critique de la technique moderne, et d’avoir tenté de bâtir une praxis de la « convivialité » (mot qu’il emprunte à Brillat-Savarin pour le remettre au goût du jour), on occulte trop souvent un manque profondément inscrit dans sa pensée, et ce manque est, dirons-nous, métaphysique.

En cela, Illich qui combattait la contemporanéité de toutes ses forces, est lui-même un moderne, voire un post-moderne. Pour ceci que la fin qu’il donne aux activités humaine, même conviviales, est toujours purement individuelle.

La statue qu’il a érigée à lui-même de son vivant en témoigne, pour n’être pas sans rappeler celle d’un Luther ou d’un Lacan. Le sola scriptura de l’un, le solum verbum de l’autre ont des accointances avec le solum convivium d’Illich, à l’évidence : à prêcher une exigence de pureté absolue, à raccorder sa propre pensée à un lointain passé inabordable, à repousser les limites de toute comparaison le plus loin possible, les maîtres à penser de nature, et ces trois-là en sont, atteignent facilement à un orgueil qui gauchit bientôt la sincérité de leur propos, quoi qu’ils en aient.

Le fait qu’Illich se soit élevé à plusieurs reprises contre la hiérarchie de l’Église « où il tient ses racines », soit la catholique, prolonge la comparaison que nous osons avec Martin Luther. Quand celui-ci élaborait une doctrine nouvelle de la grâce en tentant de passer outre les paroles d’une autorité dogmatique dont il niait la prééminence intellectuelle et spirituelle, Illich s’essaie, pour lui, à ouvrir la voie à une humanité neuve qui n’est plus définie comme capax dei (« capable de Dieu »), dont l’ordre eschatologique n’est plus surnaturel, mais dont la félicité est au contraire jouissance de soi immédiate, à travers une ascèse certes, ainsi qu’il le préconise, mais ascèse sans secours extérieur et autotélique. Illich voudrait que l’homme vive comme un saint hors de la surnaturalité. Et c’est ainsi qu’il idolâtre au final la lectio, qu’il sacralise la convivialité, qu’il entame une modernité à l’envers : lutte contre la technique qui se suffit à elle-même.

Or, la technique – et Illich ne l’ignorait pas - est un objet sans dehors qui subvertit, tant est grande sa force, tout combat contre elle que n’assiste pas l’Esprit, ou la grâce si l’on veut.

Il faut se rappeler à ce propos ce qu’écrit saint Jérôme de tel passage de l’Évangile de Saint Marc (1, 21-28) où Jésus expulse les démons qui infestent un homme de Capharnaüm. Les démons crient en sortant : « Que nous veux-tu, Jésus de Nazareth ? Es-tu venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu ». Et saint Jérôme commente ainsi, s’adressant par-delà les ans au démon : « Ne dis pas Saint de Dieu, mais Dieu Saint. Tu t’imagines que tu sais, mais tu ne sais pas. Ou plutôt tu sais, mais tu te tais par malice car il n’est pas Saint de Dieu, mais Dieu Saint. Je dis tout cela afin que nous ne souscrivions pas aux assertions du démon, car jamais il ne dit la vérité ». La technique, si elle est œuvre subversive ainsi qu’Illich l’entend à la suite d’Ellul, si elle est fruit d’un christianisme perverti, ment ainsi sur elle-même de plusieurs façons. Et jouer sur son terrain, c’est déjà perdre. Elle ment certes sur ses performances, et l’on peut donc, ainsi qu’Illich, contester la validité de ses résultats : on peut affirmer que l’école « désapprend », que l’hôpital rend les gens malades, que les transports empêchent de marcher. Mais tant que cela ne sera affirmé qu’afin que les hommes apprennent désormais autrement, se soignent autrement, se déplacent autrement, nous n’échapperons pas aux griffes de la technique.

Car la technique est à détruire entièrement comme idole, comme dieu pseudo-vivant. C’est-à-dire qu’elle n’est pas à réduire, mais à expulser définitivement du trône où l’humanité l’a laissée s’installer, qui est le trône de l’Unique. C’est-à-dire que sa parole entière est à bannir, sa parole qui ne vient pas d’elle-même, mais de plus loin.

Ce n’est pas en tant qu’elle nous prive de nous-mêmes, qu’elle nous « aliène » que la technique est haïssable ; c’est en tant qu’elle nous prive de la présence du Tout-Autre, c’est en tant qu’elle supprime l’acte de la contemplation et de l’adoration.

La technique, derrière le mensonge qu’elle prononce sur son essence même, ment plus effrontément encore sur l’ordre naturel qu’elle rompt, dont elle veut faire accroire en négatif qu’il serait suffisant à l’homme. Illich ne tombe-t-il pas dans le piège « naturaliste » par quoi nous nous imaginons si souvent que, débarrassés de la science mécanique qui nous meut, nous serions libérés de tout asservissement ?

En vérité, revenir à un ordre naturel ne suffit pas à l’homme. Il faut encore que cet ordre soit lui-même ordonné à autre chose. Il faut que la fin soit plus haute, que l’eschaton se manifeste déjà dans la réalité naturelle pour lui redonner ses couleurs véritables. Illich, et avec lui une bonne part de la gent politico-intellectuelle de notre époque, s’égare ainsi à chanter un « alter-monde » dont l’unique souci serait le combat permanent contre le « biopouvoir » popularisé par Foucault. Le père Kolbe, mort dans un camp d’extermination et par là victime au plus haut point du monde de la technique aveugle, résumait tout cela fort bien : « Il n’y a finalement pas de mal à user de toutes les technologies nouvelles que le monde nous offre. Il faut simplement que, là où est la machine, là soit, plus présente encore, la prière ».