Le trimardeur galiléen
Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie À douète... à gauche et sans savoir Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir, Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir Ou l’ macadam de « ma » Patrie,
Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait ! Qui ça ?... Ben quoi ! Vous savez bien, Eul’ l’ trimardeur galiléen, L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !
De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon N’ se les roula pas dans d’ beaux langes À caus’ que son double daron Était si tell’ment purotain
Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin Comm’ ça à la dure, à la fraîche, À preuv’ que la paill’ de sa crèche Navigua dans la bouse de vache.
Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ; Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ? C’lui qui pus tard s’ fit accrocher À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse (Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !), Histoir’ de rach’ter ses frangins Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ; Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !
L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait, Mais qu’a tourné, qui s’a aigri Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie Quand la crémière a ses anglais !
(La crémièr’, c’est l’Humanité Qui n’ peut approcher d’ la Bonté Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse Et n’ tourne aussitôt en malice !)
Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait, L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer Et qu’était la Foi en balade :
Lui qui pour tous les malheureux Avait putôt sous l’ téton gauche En façon d’ cœur... un Douloureux. (Preuv’ qui guérissait les malades Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux, C’ qui rendait les méd’cins furieux.)
L’ gas qu’en a fait du joli Et qui pour les muffs de son temps N’tait pas toujours des pus polis !
Car y disait à ses Apôtres : — Aimez-vous ben les uns les autres, Faut tous êt’ copains su’ la Terre, Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez, Autrement vous s’rez tous damnés.
Et pis encor : — Malheur aux riches ! Heureux les poilus sans pognon, Un chameau s’ enfil’rait ben mieux Par le petit trou d’eune aiguille Qu’un michet n’entrerait aux cieux !
L’ mec qu’était gobé par les femmes (Au point qu’ c’en était scandaleux), L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves Eul’ l’ charpentier toujours en grève, L’artiss’, le meneur, l’anarcho, L’entrelardé d’ cambrioleurs (Ça s’rait-y paradoxal ?) L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur !
Jehan Rictus. Les soliloques du pauvre, 1897.